Benjamin et Gautier La Combe : « La ville a un peu coupé l’homme de ses racines au sens propre »
Privilégier l’action aux grands discours, telle est la devise de Benjamin et Gautier La Combe, deux frères respectivement titulaires du diplôme EDHEC Grande École en 1999 et 2002, agrémenté d’un Bac pro Ménagements paysagers à Tecomah pour Benjamin, et d’un Master d’architecture en jardins historiques à l’ENSAV pour Gautier.
Ils sont à la tête de MUGO – fondé en 2009–, qui vise à redonner une place à la nature dans la ville. Le groupe a la spécificité d’englober à la fois une agence de design et de conception, une division consacrée à la réalisation d’espaces paysagers et une autre à leur entretien. Leurs projets incluent fermes urbaines, potagers, ruches en ville ou murs végétalisés et sont déployés par 350 jardiniers. Gautier s’occupe du développement commercial et de la communication du groupe, tandis que Benjamin assure la partie opérationnelle, stratégique et financière. L’un et l’autre nous partagent leur réflexion complémentaire sur l’évolution de leur secteur d’activité au XXIe siècle.
Quels constats sociétaux et environnementaux vous ont-ils poussés à développer MUGO ?
GLC : Le jardin est pour moi une passion depuis l’enfance. Ce secteur d’activité comporte beaucoup de petites entreprises, nous voulions proposer une offre innovante sur un marché peu structuré. Je venais de JCDecaux, et Benjamin de Sodexo. Nous avons appliqué ce que nous avions appris dans ces grands groupes dont la qualité de service et l’innovation sont les leitmotiv, à l’échelle d’une activité manuelle très concrète.
BLC : Le jardin est un support, mais je voulais surtout travailler avec les gens. Ce qui tient l’entreprise aujourd’hui n’est pas tant la dynamique commerciale que notre capacité à créer une humanité avec nos équipes. Les jardins sont de l’ordre du merveilleux et de l’intuition. Le plus dur, avec la taille de l’entreprise, c’est que les salariés continuent à être heureux au travail. Et cette difficulté n’est pas tellement liée aux espaces verts, mais à la culture du monde. Le marché utilise la biodiversité comme un support de communication et non comme une réalité.
Lorsque vous collaborez avec une entreprise, prenez-vous en compte les retombées positives sur la société ?
BLC : La réalité financière fait que les entreprises placent l’impact au second plan. MUGO est atypique dans le sens où l’agence de conception, les travaux et l’entretien sont généralement des marchés séparés, avec des entreprises identifiées. Il y a une grande attente sur les jardins et les lieux de vie pour les collaborateurs et la société civile, mais la créativité au début d’un projet – avec terrasses en bois, ruches et potagers – est réduite à sa plus simple expression en fin de chantier pour des raisons de coûts.
GLC : Benjamin parle là essentiellement du secteur privé. Les promoteurs immobiliers considèrent la végétalisation comme un centre de coûts. Notre vrai sujet est aujourd’hui de défendre nos marges déjà faibles et nos prix, et surtout – c’est politique – de favoriser les lois qui imposent des critères de végétalisation aux acteurs publics et privés, et donc influent sur la réalité économique de notre métier.
BLC : C’est la loi qui fera changer les choses. À Paris, ville très minérale, un promoteur sait qu’il va gagner quelques millions en construisant un immeuble de trois étages, donc le retour sur investissement pour la réalisation d’un jardin en pleine terre à la place de quelques m2 construit est presque nul, alors qu’il est demandé par tous .
N’y a-t-il pas une méconnaissance des coûts de votre secteur d’activité ?
BLC : Si, mais cela est plutôt dû à une structuration du marché. D’un côté, la France s’est désindustrialisée ; de l’autre, il n’y a qu’un tissu de grandes entreprises qui drainent une myriade de PME comme la nôtre. Il y a une vraie dichotomie. Les grandes boîtes ont gardé la valeur ajoutée de leur métier d’origine, mais ont externalisé tous les services associés à faible valeur ajoutée qui ne les intéressaient pas.
GLC : Un mouvement global d’externalisation des services généraux et des fonctions dites « non-stratégiques » s’est propagé dans les grands groupes. Sont apparues les entreprises de facility management, de multi-services, entreprises de main-d’œuvre à faible valeur ajoutée qui sont devenues elles-mêmes des multinationales. Nous avons suivi ces entreprises. MUGO mêle conception, conseil, travaux et entretien, nous avons des apiculteurs et des fleuristes, mais les services écosystémiques très forts rendus à la ville, comme la désimperméabilisation des sols et les îlots de fraîcheur, ne sont pas appréhendés par les acteurs du secteur immobilier et du facility management.
Pour autant, est-ce suffisant pour une entreprise de se contenter de quelques espaces verts, par rapport à la société civile qui a priori demande plus que cela ?
BLC : C’est assez paradoxal. Les entreprises en ont besoin pour attirer les collaborateurs, mais de l’autre côté, la moitié d’entre eux sont invités à faire du télétravail. Les espaces de bureaux sont diminués par deux pour faire des open-spaces, les gens viennent et partent, donc le lieu de vie au travail est de moins en moins stratégique. Tant que la partie green reste dans la main des acheteurs et non de la RSE, elle ne peut pas être valorisée. Les gros acteurs avec un parc immobilier ont de l’or dans les mains. Comment valoriser ces espaces verts qui absorbent du CO2 ? Certains de nos clients ont 20 hectares de bois, mais ils les traitent comme un coût, alors qu’ils pourraient les valoriser pour faire baisser leur impact carbone, essayer d’en faire un lieu de biodiversité. Si la loi impose aux entreprises d’être autonomes en absorption de CO2 notamment grâce aux espaces verts, leur patrimoine immobilier vert prendrait une importance stratégique. C’est à nous aussi de favoriser cette prise de conscience.
Quelle est votre vision de la ville de demain ?
BLC : La clé est dans la déminéralisation des espaces publics. Il y a encore 5 ou 10 ans, on faisait une place de 100 mètres carrés entièrement minéralisé (cf la Place de la République). L’attente a changé ,pour plus de végétal. Il faudrait maintenant relier chaque arbre par une bande de pleine terre, plutôt qu’avec du goudron ou des parkings à vélos. Je pense que l’avenir est dans les coulées vertes et les trames vertes. La nature doit reprendre son espace dans la ville, où elle est cloisonnée. On voit que la nature ramène le sens des choses dans les nouveaux lieux de vie, mais cela reste un choix politique. Faut-il prioriser des logements sociaux pour des populations en difficulté, ou privilégier un parc/jardin qui bénéficiera à l’ensemble de la société, pas forcément aux populations les plus fragiles, mais qui donnera un cadre de vie ?
GLC : Le vrai sujet serait que les gens habitent moins en ville, qu’il y ait moins de pression foncière, pour rééquilibrer la ville et la campagne, ne pas concentrer tous les habitants et toute la richesse économique dans les grandes métropoles.
BLC : Dans notre métier, un peu idéaliste et presque d’intérêt général, nous nous heurtons en permanence à la réalité du monde. Quand on voit l’urgence et les capacités d’action, on pourrait tout mettre en marche tout de suite. Créer demain des espaces naturels en ville, cela implique de raser des espaces, de transformer des espaces minéraux, de supprimer des logements sociaux. Les « seuls » bénéficiaires de cela seront l’atmosphère, la planète, le cadre de vie, et non les parties prenantes d’aujourd’hui. On ne peut pas imposer une conception du monde par la force. On ne peut avancer que par étapes. Objectivement, depuis dix ans, de grandes transformations se sont faites au niveau des citoyens, mais au rythme que veut bien donner la société, et qui n’est pas le rythme qu’attend l’urgence climatique.
Quelle est la place de l’État dans ce débat sur la végétalisation des villes ?
BLC : Les maires densifient leur ville parce qu’ils n’ont pas de culture végétale et parce qu’ils doivent être élus. Je ne leur jette pas la pierre, car il faut trouver les moyens de loger toute une population avec des impératifs économiques et sociaux. L’État n’a pas les mêmes intérêts. Il n’y a que lui qui puisse garantir la création d’espaces naturels, car la nature est toujours le parent pauvre : un arbre ne crie pas, ne pleure pas, un espace vert n’a pas d’avocat naturel, personne ne prend sa défense. Et je ne parle même pas de l’impact visuel et social. Tout le monde dit qu’il y a de moins en moins d’espèces naturelles, animales, mais les gens ne voient pas comment ils peuvent faire changer cela. Or l’État et les partenaires locaux n’ont ni la force de frappe financière ni la volonté politique. Les acteurs publics devraient surtout avoir cette double connaissance car ils sont gardiens d’un équilibre sociétal et d’un équilibre de la nature.
GLC : Dans le débat de l’élection présidentielle, quasiment personne ne parle d’écologie. L’intérêt réel des citoyens pour la nature en ville reste au second plan des discours. Le logement, le terrorisme, l’immigration et le pouvoir d’achat restent les préoccupations premières de nos dirigeants. L’agriculture urbaine que nous prônons n’a pas une vocation purement productive, elle a plutôt une vocation pédagogique. Nos jardiniers doivent être militants, parce qu’ils ont un rapport à la nature et à la terre évidemment plus fort qu’un cadre dans un bureau. Ils travaillent dehors toute l’année, subissent les canicules ou les périodes de froid. Ils sont les premiers témoins du changement climatique en cours, et peuvent être les premiers acteurs du changement. MUGO est un groupe familial indépendant car nous croyons que la nature est un bien commun, non soumis à la financiarisation de notre économie.
Que devraient faire les écoles de commerce pour sensibiliser leurs étudiants aux enjeux environnementaux ?
BLC : Les faire travailler dehors. J’ai été scout unitaire de France, ce qui m’a transmis depuis tout jeune un rapport très fort à la nature. J’aime l’expression de « terre mère » parce que quand on dort dehors, seul au milieu de la nature, on prend conscience qu’on est tout simplement une petite parcelle de vie au milieu de quelque chose qui nous dépasse.
GLC : Il faudrait évidemment un enseignement aux nouveaux étudiants sur le changement climatique. Les grandes écoles commencent à s’y mettre. Il faut d’abord comprendre les grands changements qui nous gouvernent, la décarbonation de l’économie, la perte de biodiversité, et avoir ensuite une expérience sensible du vivant. Cela peut passer par une formation, un travail à l’extérieur, le service militaire, le scoutisme… Voire par des stages ouvriers, comme dans les écoles d’ingénieur, mais aussi dans des associations, des ONG, des entreprises comme les nôtres qui travaillent sur le vivant. On peut aussi défendre l’interdiction de la pêche au thon ou aller récupérer du plastique sur la côte basque. C’est indispensable pour que tout le monde soit relié par le même constat, le même vécu. La ville a un peu coupé l’homme de ses racines au sens propre.
Ne manque-t-il pas également une explication des avantages financiers à long terme des actions environnementales ?
BLC : Si, mais c’est très théorique. Les grandes écoles de commerce doivent surtout former les gens à avoir un équilibre. L’équilibre naturel est assez proche de l’équilibre de vie d’une personne : un cycle des saisons, un cycle du jour et de la nuit. Si vous formez des gens capables d’avoir un équilibre de vie, vous les rapprochez un peu de la nature.
GLC : Effectivement, les écoles de commerce doivent s’engager sur la transformation de l’économie, la transition écologique – un fabuleux gisement d’emplois –, en expliquant ce qu’apporte la nature en ville. MUGO est membre de la Convention des Entreprises pour le Climat, un ensemble de 150 chefs d’entreprise français qui réfléchissent à notre modèle économique et à notre manière de vivre ensemble, et surtout à une manière pour les entreprises d’être le moins impactantes possible par rapport à la terre mère. Les écoles de commerce ne peuvent pas uniquement avoir une posture académique, elles doivent s’emparer de ces sujets centraux, parce qu’elles forment des cadres supérieurs qui vont demain diriger ou créer des entreprises, des ONG ou des associations. L’entreprise peut se transformer ou disparaître face aux changements en cours. Elle n’est pas une fin en soi, elle est aussi et surtout une communauté de personnes qui œuvrent pour un objectif commun.
BLC : Les gens qui feront l’avenir ne sont pas ceux pas ceux qui vont apprendre, mais ceux qui par leur expérience du vivant ont vécu quelque chose de tellement fort qu’ils vont changer les choses. L’avenir est porté par ceux qui vivent des choses plutôt que par ceux qui portent des discours. Et je le dis aussi en tant que patron !
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