Interview avec Maud Sarda (Master 2005), Co-fondatrice et Directrice générale de Label Emmaüs
En rejoignant le mouvement Emmaüs en 2010, Maud Sarda (EDHEC Grande École 2005) trouve une structure conforme aux valeurs de solidarité qu’elle porte depuis toujours. En 2016, elle crée Label Emmaüs, coopérative qui fait entrer ce projet de société dans l’ère de l’e-commerce. Avec aujourd’hui un marketplace de seconde main aux plus de 2 millions de références (de la déco à la high tech reconditionnée), 2 entrepôts (en Seine-Saint-Denis et dans le Lot-et-Garonne) et 1 centre de formation, Label Emmaüs poursuit sa mission en complément des centaines de boutiques présentes partout en France. Discussion sur l’incarnation d’une conviction – celle de l’Économie sociale et solidaire (ESS) – pour faire évoluer les consciences et notre consommation…
Comment résumerais-tu ton poste et tes responsabilités actuelles ?
Actuellement, mon poste consiste surtout à faire (sur)vivre une entreprise militante d’une cinquantaine de salariés. En 9 ans, c’est certainement l’étape la plus difficile qu’il nous ait été donné de traverser, au-delà de la conduite du changement qu’il a fallu entreprendre au début de Label Emmaüs. J’essaie de mettre autant d’énergie dans le fait d’être cheffe d’entreprise (questions budgétaires et RH, tenir bon dans une période mouvementée), que de continuer sans relâche le combat du plaidoyer. Ce lobbying permet de faire bouger les lignes, de changer les regards et de modifier les lois. Il faut vraiment faire preuve de beaucoup de foi en ce qu’on fait, parce que les vents contraires sont nombreux, mais c’est un combat enthousiasmant.
D’où viennent ces vents contraires ?
On n’est pas dans un moment où le courage et la vision politiques sont alignés avec nos combats. Ce n’est pas simple de faire aboutir des lois qui pourtant semblent être une évidence, comme la loi anti-fast fashion. Il y a un vrai retour en arrière en termes de consommation responsable. J’ai connu des moments depuis 9 ans, et en particulier pendant le Covid, où le consommateur était bien plus à la recherche d’alternatives (et où nous avons d’ailleurs vraiment gagné en visibilité). Aujourd’hui, il y a une forme de résignation ; on cède aux sirènes du low cost, du jetable, sans vraiment se poser de questions. Dernièrement, pour le spectacle de danse de ma fille, tous les parents se jetaient sur Shein et Temu pour acheter les costumes, en essayant en plus d’économiser au maximum sur les frais de port. C’est difficile de constater que l’histoire a du mal à prendre la bonne direction. Il n’y a pas assez d’engagement des entreprises ou des personnes qui ont eu la chance d’avoir fait des études.
Qu'est-ce qui manque à l'enseignement pour ouvrir à cette perspective ?
Des rôles modèles dès le plus jeune âge, sur une autre entreprise possible. On peut aussi s'engager différemment par le salariat et l'entrepreneuriat. Le système ne va pas bouger de lui-même, et ce ne sont certainement pas les quelques personnes très engagées dans l’ESS qui vont réussir seules. À tous niveaux, à tous postes, le recrutement doit être plus inclusif, les entreprises doivent créer des fondations. Dans l'enseignement supérieur et les écoles qui forment les élites, c’est certes bien d’avoir une chaire dédiée à l'ESS, mais c'est dans tous les enseignements qu’on peut aborder l'engagement ! Si on a la chance de prendre des postes à responsabilités, on peut changer les choses. Aujourd'hui, il existe toute une économie avec du sens, et qui recrute. Le modèle des coopératives est tout à fait compatible avec des enjeux financiers. Il peut contribuer à la réindustrialisation et aider les salariés à reprendre leur entreprise.
Vois-tu davantage d’étudiants passer le cap ?
Des étudiants en écoles d’ingénieurs et de commerce se penchent de plus en plus avec nous sur des sujets qui les ouvrent à d'autres réalités. Mais seule une minorité va vraiment se lancer dans l’ESS en sortie d’études. Souvent, on se dit qu’on va faire une carrière « classique » pendant 10 ou 20 ans et qu’on changera après, mais cette bascule est extrêmement compliquée quand on s'est habitué à un certain niveau de vie. Et on n’est pas toujours facilement réemployable. J'ai choisi Accenture après l’EDHEC pour rembourser mon prêt étudiant en 5 ans et partir ensuite 1 an en mission avec la Fondation Accenture. Mon expérience là-bas m'a donné énormément de clés pour la suite. J’ai certes renoncé à 30-40% de mon salaire chez Emmaüs, mais je pouvais le faire à l’époque car je n’avais pas d’enfants. L’ESS, c’est se battre pour une vision de l’égalité et de l’équité dans notre société. Et je pense que nous sommes quand même nombreux dans l’ESS à vivre très bien.
Comment Label Emmaüs reste-t-il « compétitif » avec les géants de l’e-commerce tout en conservant ses valeurs fondatrices ?
Depuis le début de cette aventure, nous avons inscrit dans nos statuts que 100% des bénéfices étaient investis dans les réserves impartageables et que nos échelles de salaire allaient de 1 à 3 fois le SMIC. Cette aventure se veut entrepreneuriale et radicale à tous points de vue. Si nous remplacions nos personnes en insertion au service après-vente par de l'intelligence artificielle, ou dans notre entrepôt les personnes éloignées de l'emploi par des robots, cela n'aurait plus aucun sens. Nous ne nous posons même pas la question de revoir nos fondamentaux. Si nous survivons, c'est parce que nous serons restés cohérents du début à la fin. Nous essayons d'être le plus compétitifs possible, avec de super talents qui s’occupent de communication, de marketing, de développement informatique. Nous avons aussi la chance d’avoir de nombreux partenaires, des entreprises qui s’investissent et s’engagent. C’est juste que la concurrence est démesurée.
Label Emmaüs est-il organisé sur le modèle classique de l’e-commerce, avec des catégorisations de produits et des recommandations ?
Quand nous nous sommes lancés, c’était Amazon qui donnait le la de l’e-commerce. Nous ne pouvions pas arriver la fleur au fusil en faisant différemment. Nous nous sommes donc attachés à être assez similaires, étant donné les a priori sur Emmaüs, qu'on associe souvent, encore aujourd’hui, aux chiffonniers. Notre grande fierté, c'est que sur nos 100 000 clients, 9,2 sur 10 nous recommandent à leur entourage. Mais il faut garder des lignes rouges très claires, pour ne pas tomber dans les pratiques désastreuses habituelles de l’e-commerce : le point relais est privilégié par rapport à la livraison domicile ; la géolocalisation aussi, pour commander le plus proche de chez soi ; les produits sont en circuit court, issus des dons en France, nous ne livrons pas à l'étranger – nous ne nous posons même pas la question de l’internationalisation car ce n’est pas cohérent avec une seconde main écologique et solidaire ; nous faisons une seule relance panier ; nous ne livrons pas en quelques heures, mais essayons de ne pas dépasser 4-5 jours.
Les 2 plateformes logistiques et le centre de formation permettent-ils de privilégier le tissu local et avoir un vrai impact ?
Quand Emmaüs lance une activité économique, c'est toujours au service de l'insertion professionnelle et de la transition écologique. Nous avons donc pensé l’e-commerce comme Emmaüs le fait dans le « physique » : avec des gens en insertion, très éloignés de l'emploi, que nous voulons amener à trouver leur place, à retrouver une dignité par le travail et la formation. Nous cherchons à inspirer et à montrer qu'il est possible de tracer une voie. Nous avons d'abord lancé le marketplace, et un an plus tard le premier entrepôt, qui consolide notre modèle. 1 an plus tard est venue l'école, car nous nous sommes rendu compte que nous pouvions former des personnes avec le marketplace. Nous voulions aller encore plus loin sur la certification des compétences, et notre école recrute maintenant nos alternants. Au lancement de Label Emmaüs, nous avions 400 points de vente partout en France. Nous avons donc transformé le changement d'échelle par du changement d'échelle d'impact, dans les consciences, en particulier des pouvoirs économiques, financiers et politiques.
Cette professionnalisation permet-elle à l’économie sociale et solidaire de sortir de son image de « marginalité » ?
Oui. J'ai rejoint le mouvement Emmaüs après être passée par des sphères extrêmement « professionnelles ». À mon arrivée, certaines choses m'ont un peu déstabilisée, parce que la façon de travailler et les outils n’étaient pas les mêmes. Au premier abord, on peut trouver cela artisanal par rapport à des secteurs économiques plus classiques. Mais en réalité, l’ESS est clairement l'univers où j'ai été le plus bluffée par la vision entrepreneuriale, la résilience et l'innovation. Label Emmaüs n’a finalement rien de différent d'un Emmaüs classique. Ce sont juste les outils qui changent. Eux ont des camions et des salles de vente, nous avons un site internet. Ce qui est vraiment moderne dans l’histoire, c'est déjà d'avoir inventé l'économie circulaire avant l'heure ! En plus, c'est un modèle sociétal de partage de richesses, de pouvoir, de vivre ensemble. C’est un modèle qui peut sauver notre démocratie.
Devenir sociétaire de Label Emmaüs

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