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Marialya Bestougeff (EDHEC Master 2000) : "L'art est un bon moyen de médiation pour comprendre ce qui nous échappe"

Interviews

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19/02/2021

Le CENTQUATRE-PARIS, au 104 rue d’Aubervilliers dans le 19e arrondissement de Paris, s’affirme à raison comme « lieu infini d’art, de culture et d’innovation ». Ce site de 40 000 m2 accueillait jadis la logistique des pompes funèbres de la capitale, avec tous les métiers correspondant à l’accompagnement du dernier voyage des Parisiens. Aujourd’hui, la transdisciplinarité des idées est la clé de son succès. Nous avons rencontré sa Directrice de l’innovation Marialya Bestougeff, qui a réussi à conjuguer deux de ses passions qui ont jalonné son parcours – l’entrepreneuriat et la culture – dans un poste qui l’amène à mettre en avant les startups de son incubateur « maison » (104factory). Alors que le monde de la culture ne peut accueillir de spectateurs en ce début de mois de janvier, les expositions temporaires monographiques d’Iván Navarro et d’Alain Fleischer sont en place pour les professionnels. Nous entendons les gazouillis d’oiseaux d’une installation et croisons le chemin d’un petit robot qui nous rappelle les gestes barrières pendant que Marialya nous conte ce lieu et les habitants qui le peuplent.


Que signifie « lieu infini d’art, de culture et d’innovation » ?

On s’appelle lieu infini parce qu’on ne se limite jamais. Il n’y a pas de limite à l’art, à la culture et à l’innovation. Tous nos espaces peuvent s’adapter, tout est réversible, afin d’accueillir toutes les formes d’art, de nombreuses activités et projets. Au centre du bâtiment se retrouvent toujours des contenus artistiques sous plusieurs formats : œuvres monumentales, performances participatives, spectacles…

Par l’intermédiaire du Cinq, les habitants du quartier peuvent venir librement pratiquer l’art, des salles de répétition sont proposées pour les pratiques artistiques d’associations, au tarif de 2€ par heure. Nous avons aussi un programme d’accompagnement d’une cinquantaine d’heures autour des cultures urbaines, et nous avons fait beaucoup d’actions avec les acteurs du territoire. L’innovation fait partie intégrante de la définition du lieu et de la programmation. Nous montrons des projets qui mélangent plusieurs disciplines (cirque, musique, arts visuels) et nous organisons des événements ouverts au grand public. Cette proximité entre les artistes de hauts niveaux et les personnes qui veulent se former, qui viennent par passion, est très stimulante. Ce sont des rencontres inédites avec des gens qui partagent la passion de créer. L’art est un bon moyen de médiation pour comprendre ce qui nous échappe !

En temps normal, le lieu est toujours ouvert aux pratiques spontanées, les personnes peuvent venir librement pratiquer leur art individuellement ou collectivement dans des espaces qui leur sont réservés.

Comment le CENTQUATRE-PARIS continue-t-il son activité alors que le lieu n’est pas ouvert au grand public ?

Il y a des équipes un peu partout dans le bâtiment : celles du CENTQUATRE-PARIS, des artistes qui travaillent, bien sûr, mais aussi des entreprises innovantes comme Diversion cinema, une société de distribution et de diffusion d’expériences en réalité immersive, avec qui on développe des projets. Nous venons de lancer avec eux « VR TO GO », un système de location de casques de réalité virtuelle en click & collect avec des contenus immersifs. Cela permet de voyager sur l’Éverest, sur la lune, ou au cœur d’un spectacle ! À l’incubateur, nous faisons beaucoup de tests pour voir s’il y a une appétence pour un service ou un produit innovant. Et là, c’était l’opportunité pour un lieu culturel de proposer malgré tout quelque chose en lien avec le public. Nous avons également maintenu en janvier pour les professionnels le festival Impatience, qui révèle l’émergence de jeunes compagnies théâtrales, et nous continuons de faire des présentations professionnelles.

Au-delà de ta proximité avec l’incubateur 104factory, en quoi agis-tu sur l’ « innovation » en tant que telle ?

Je suis Directrice de l’innovation, et je vais bientôt devenir Co-Directrice de l’ingénierie culturelle. Cela correspond à nos activités à l’extérieur du lieu, c’est-à-dire conseiller et accompagner d’autres lieux en France et à l’étranger. Par exemple, la réhabilitation d’anciens bâtiments industriels qui vont devenir des lieux culturels ou la programmation d’événements dans l’espace public. Aujourd’hui, la Société du Grand Paris est notre plus grand client, avec 68 nouvelles gares qui sont en train d’être construites dans le cadre du nouveau réseau du Grand Paris Express. Nous faisons partie d’un groupement créatif qui assure la programmation culturelle et artistique, avec de nombreux projets comme les tandems, à travers la collaboration entre un artiste et un architecte pour chaque gare. Une œuvre a été pensée dès l’origine du bâtiment et viendra ensuite se superposer à la dimension fonctionnelle de la gare. Nous organisons aussi des événements, des chantiers partagés, des œuvres nomades ou encore des fêtes de chantiers. Ce sont des prouesses artistiques et techniques autour de moments-clés du chantier : un feu d’artifice au-dessus d’un tunnelier, ou un gigot bitume de 6000 personnes pour instaurer un moment convivial entre les personnes qui travaillent sur le chantier, les acteurs du territoire et les riverains. Parmi nos autres projets en cours : une ancienne fabrique d’artillerie à Séville destinée à accueillir un lieu culturel et un incubateur dans les industries culturelles et créatives, ou encore une étude de programmation urbaine et culturelle sur le site des anciens Laboratoires Eclair à Épinay-sur-Seine, pour initier la mutation de ce lieu emblématique de l’industrie cinématographique du XXe siècle.

Pourquoi est-ce un enjeu de développer des activités d’ingénierie culturelle ?

Dans la ville, dans des lieux, il est essentiel de penser les espaces en mettant au centre des contenus artistiques. Ces activités d’ingénierie culturelle et d’urbanisme culturel sont également essentielles pour nous car les subventions ne suffisent pas à assurer toutes nos activités, même si on est un Établissement Public de Coopération Culturelle qui dépend de la Ville de Paris.

Dans les axes stratégiques, ma priorité est de continuer à développer des programmes à l’international. Nous avons par exemple développé des partenariats très forts avec le Québec : un incubateur de 100 000 m2 qui a ouvert récemment pour accompagner les industries culturelles et créatives (Zú) et un lieu dédié à la réalité immersive (le Centre PHI).

Comment sélectionnes-tu les entreprises de l’incubateur 104factory ?

Nous lançons régulièrement des appels à projets. Quand nous sélectionnons les équipes, il y a plusieurs critères. Il faut que ce soit une équipe d’au moins 2 cofondateurs ou cofondatrices ; l’activité doit concerner les industries culturelles et créatives ; il faut que l’entreprise ait un prototype qui puisse être testé au CENTQUATRE-PARIS ; et que cette équipe sache s’intégrer dans l’environnement très vivant de notre lieu infini. Nous faisons toujours en sorte de ne pas avoir de projets en concurrence, afin de favoriser les échanges et de mutualiser les expériences et savoir-faire. Nous n’avons aucune participation dans les startups incubées ; notre seul intérêt est de sélectionner des projets intéressants au service de notre public. La plupart des entreprises qui ont été incubées ici sont des projets pérennes, et c’est une grande fierté.

Quelles sont les particularités de l’incubateur 104factory ?

Sa particularité, c’est d’être au cœur d’un lieu culturel. De ce fait, nous mobilisons des compétences internes (communication, technique, production de spectacles) que nous avons ici, nous interrogeons des experts qui leur apporteront des éléments utiles à leur développement pendant leur accompagnement. Nous organisons des rencontres avec les artistes qui travaillent et montrent leur travail ici, ainsi qu’avec beaucoup d’intervenants extérieurs. Nous pouvons aussi être juste à leur écoute, un regard extérieur. Il y a souvent une scission entre l’entreprise, l’entrepreneuriat et l’art. Même si ce n’est pas le même monde, il y a beaucoup de choses en commun : comment parler de son projet, comment en faire la promotion, comment s’entraîner et s’améliorer en permanence. Dans notre incubateur, nous proposons plusieurs formats d’accompagnement (coaching, ateliers, masterclasses, échanges, co-développement), mais les startups aussi nous enrichissent et nous impulsent une énergie positive et créative. Les entrepreneurs incubés ici sont aussi soutenus dans le montage de leurs dossiers de financement, nous avons un partenariat avec la Bpifrance, par exemple. 

Les artistes apportent aux entrepreneurs, mais est-ce aussi valable dans l’autre sens ?

Oui, il y a une vraie synergie, parce qu’on a aussi des artistes qui se questionnent sur des procédés low tech ou des technologies de pointe. On a la chance d’avoir des entreprises qui travaillent sur des sujets très différents, comme sur l’intelligence artificielle, qui anime les artistes de nombreuses idées. Et la rencontre de ces deux univers se fait naturellement ! Une de nos sociétés, qui créait un nouvel instrument de musique pour les musiques électroniques, a testé un prototype auprès de nos artistes en résidence, qui ont pu faire des retours très précis, tout en étant très intéressés par l’objet. Pour une des expositions qui a été présentée ici, nous avons développé un podcast expérientiel comme outil de médiation avec une des sociétés qu’on a incubées, Pablo App.

En quoi 104factory est-il engagé dans la transition écologique et numérique ?

Nous allons lancer un nouveau programme, Culture Impact, en 2021, conçu comme un laboratoire urbain de transition écologique au service de la culture. Le programme Culture Impact vise à repenser les innovations du secteur culturel dans une logique de réduction de l’empreinte écologique. La transition écologique est en effet un grand enjeu dans la culture. On est dans un bâtiment patrimonial, donc on dépense beaucoup d’énergie. On change progressivement nos équipements, on réfléchit aux moyens d’avoir des activités qui soient plus respectueuses de l’environnement. On peut aussi imaginer une forme de management qui ne soit pas descendante, mais plus collaborative. Beaucoup de jeunes entreprises qu’on accompagne ont déjà une façon de s’organiser en ancrant leur projet avec un impact positif sur l’environnement. Le CENTQUATRE-PARIS fait aussi partie de l’association Arviva, qui regroupe des acteurs lieux de spectacle vivant se la question de transition écologique.

Un autre défi pour le monde de la culture est celui du numérique. La culture n’est pas armée de la même façon qu’une grande entreprise en termes d’outils numériques, et peut être parfois frileuse sur ces nouveaux usages. Nous avons presque tous pu nous mettre au télétravail, alors que nous imaginions cela impossible avant la crise !

L’entrepreneuriat dans les industries culturelles et créatives, est-ce nouveau ou en plein essor ?

C’est en développement. Le secteur des industries culturelles et créatives emploie plus de personnes que le secteur automobile, et se structure aujourd’hui. Il y a eu des états généraux, c’est une vraie filière qui se crée. Il y a de plus en plus d’acteurs de l’accompagnement de l’entrepreneuriat culturel, et de grands acteurs institutionnels qui s’emparent du sujet. Par exemple, le Grand Palais monte une filiale d’expériences immersives pour mélanger art et science dans le cadre des Jeux Olympiques de Paris en 2024 ! Il y a donc vraiment une prise de conscience que c’est un secteur avec beaucoup de possibilités, et qui attire. Les entrepreneurs de ce secteur ne se reconnaissent pas vraiment dans la startup nation, mais ont plutôt des valeurs qui se rapprochent de l’Économie Sociale et Solidaire.

Art et culture sont-ils indissociables de l’innovation ?

Je pense que par nature et par essence, l’art et la culture se sont toujours réinventés. L’innovation est un terme galvaudé et dans certains milieux dits « innovants », personne n'innove vraiment. Dans les projets qu’on accompagne, j’ai tendance à demander ce qui les rend uniques. On a toujours besoin de se rassurer en se disant qu’on fait quelque chose de nouveau, alors que ça ressemble à quelque chose qui existe déjà. Innover, c’est prendre des risques, créer l’expérience de ce qui n’existe pas. Dans l’art, il y a toujours une partie innovante, une partie qui nous surprend. Il y a aussi des idées magiques : les artistes ont la capacité de créer, d’inventer, de nous faire ressentir des émotions ou encore de nous faire voir l’invisible.

Les motivations du CENTQUATRE-PARIS sont-elles de montrer que l’art et l’entrepreneuriat sont faits pour tous ?

Dans beaucoup de lieux comme les musées, le bâtiment est tellement impressionnant qu’on n’ose pas le franchir. Quand le directeur actuel José-Manuel Gonçalvès est arrivé ici, il a complètement changé la dynamique du lieu, et l’entrée principale est maintenant rue Curial, là où se trouvent les transports en commun les plus proches et le cœur de l’activité du quartier. L’œuvre de Pascale Marthine Tayou (Open Wall), qui est allumée dès que le lieu est ouvert, est un signal fort pour dire qu’ici vous êtes dans un lieu ouvert et accessible à tous. L’ouverture artistique est importante et nous avons également cette volonté de montrer l'entrepreneuriat au grand public par des événements dédiés comme l’Open Factory, qui fait découvrir les projets de nos entrepreneurs.

Plus d’infos sur l’incubateur 104factory
Plus d’infos sur le CENTQUATRE-PARIS 
Appel à candidatures pour le programme Culture Impact

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