Entretien avec Amélie Vidal-Simi (Master 1989), Directrice générale de Mondelēz International en France
De l’eau a coulé sous les ponts depuis le prix EDHEC de l’année 2014, décerné à Amélie Vidal-Simi (EDHEC Master 1989), alors qu’elle venait de prendre la présidence du groupe Henkel en France. Elle est, depuis 2021, Directrice générale de Mondelēz International – leader mondial des biscuits et intervenant majeur sur le marché du chocolat – en France, terre où le groupe alimentaire a une présence industrielle importante, avec ses 9 usines et son centre de Recherche & Développement de biscuits pour toute l’Europe. Carrières longues, changement de poste, place des femmes en entreprise : Amélie nous partage sa précieuse expertise et ses convictions sur le management.
Tu es arrivée chez Mondelēz International après plus de 30 ans passés chez Henkel (dont plus de 7 à la présidence France). Sentais-tu que tu avais fait le tour de ton poste ?
J’ai toujours été dans la construction, dans le mouvement, donc je n’ai jamais senti avoir fait le tour de l’entreprise. J’étais arrivée à un moment de ma carrière où je n’avais plus d’évolution possible chez Henkel en France, ce que je vivais très bien, jusqu’au jour où on est venu me chercher ! L’aspect calendaire a beaucoup joué, puisque c’était la période du COVID. On ne savait pas de quoi demain serait fait ; je ne suis pas sûre que j’aurais entrepris la démarche de moi-même car j’étais très heureuse dans ce que je faisais. Cela a été une décision compliquée. Si je refusais le poste, j’avais peur de le regretter toute ma vie ! J’ai eu une sorte de conviction personnelle que c’était le bon moment pour quitter Henkel. Faire 30 ans dans la même boîte est plutôt atypique aujourd’hui. Après 4 ans chez Mondelēz International, je me dis même que j’aurais dû faire le saut bien plus tôt !
Ton poste chez Mondelēz International est équivalent à celui que tu avais chez Henkel, mais sans avoir grandi dans l’entreprise. Y a-t-il eu un « choc des cultures » ?
Le poste est effectivement similaire – une filiale française –, mais plus ample, sur d’autres marchés. Les groupes internationaux ont finalement beaucoup de thématiques en commun : digitalisation, relation avec les clients, création de valeur, développement durable. En revanche, la culture diffère entre un groupe familial allemand et un groupe américain coté en bourse. Au moment où je me posais beaucoup de questions pour changer de poste, un de mes anciens chefs m’a dit : « Tu passes d’une rive à l’autre. Ce qui est compliqué, c’est la traversée. » Quand on reste 30 ans dans une société, c’est qu’on est vraiment aligné avec la culture de l’entreprise. Mais l’opportunité m’a ouvert les yeux : je pouvais encore évoluer à mon âge. Ma peur de changer d’entreprise était certainement une sorte de syndrome de l’imposteur.
À part un poste de direction générale France et Benelux chez Henkel, ta carrière est souvent restée liée à la France. Était-ce un choix ?
J’ai eu des responsabilités internationales, mais basées en France. C’était un choix personnel, parce qu’il n’aura échappé à personne que je suis une femme, avec les difficultés que cela peut comporter pour concilier vie personnelle et professionnelle. J’ai eu 3 enfants, et il me paraissait très important de vivre pleinement ma vie professionnelle mais aussi celle de maman. Je trouvais plus facile de le faire en France, dans un écosystème que je maitrisais, plutôt que depuis l’étranger. Plusieurs fois, on m’a dit que ma carrière serait finie si je ne bougeais pas à l’international. Et puis, elle a continué ! Le plus important, dans une carrière, est d’être claire sur ses choix et de les assumer pleinement. Je n’ai aucun regret.
Être une femme dans un secteur industriel t’a-t-il parfois donné du fil à retordre ?
Être une femme n’a jamais joué en ma faveur ni en ma défaveur. Il a pu exister des freins pour ma nomination à certains postes, notamment à la direction commerciale, mais c’était il y a 20 ans. Je pense que ce n’est désormais plus un sujet. J’ai vu des femmes surjouer la séduction, ou au contraire essayer de faire oublier qu’elles étaient des femmes, en « se transformant » en hommes. Ce n’est pas le bon sujet. Notre sensibilité est différente, et je crois à l’équilibre. Je suis convaincue qu’on porte les défis en soi. Les femmes se mettent souvent plus de limites que les hommes. Je n’ai jamais entendu un homme dire qu’il n’était pas prêt pour une promotion à un nouveau poste, alors que cela arrive souvent chez une femme. Dans ma génération, la charge mentale d’avoir des enfants reste en effet chez les femmes. Quand j’ai dû arbitrer mes priorités, je me suis toujours demandé, quand j’aurai un âge certain et que je retournerai sur ma vie, quels seraient les moments qui auraient été importants, et cela aide à choisir ses priorités. Une femme est souvent plus claire sur ses choix qu’un homme, car c’est souvent mieux accepté. Je suis vraiment consciente de l’exemplarité qu’une femme peut donner en occupant un poste important. En tant que mentor, j’essaie de montrer que tout est faisable.
Tu dis souvent dans les médias que tu aimes la transparence. Qu’est-ce que cela signifie ?
La transparence est multiple, mais je parle surtout du management. Je crois beaucoup en l’authenticité. Il faut se dire les choses. Cette transparence donne de la crédibilité à la parole. Je préfère aussi qu’on fasse preuve de transparence envers moi, pour mieux construire, plutôt que de ne rien dire et d’exploser en plein vol. Hélas, ce n’est pas toujours très développé dans les cultures d’entreprise. Ce n’est pas un comportement immédiat, et c’est aux directions de l’insuffler. Je suis convaincue qu’on peut tout dire, tant qu’on y met la forme. L’essentiel est de ne pas mettre les gens en porte-à-faux. D’ailleurs, je préviens toujours quand je sais que je vais être un peu directe. Les gens comprennent alors que c’est nécessaire et que je ne suis pas dans l’attaque. Il n’y a rien de pire que de passer à côté des choses par manque de communication, qu’un collaborateur découvre à son évaluation annuelle que ça ne va pas, ou qu’il démissionne car on ne lui a jamais dit combien il était essentiel.
Et la transparence pour le consommateur, dans l’agroalimentaire, comment se manifeste-t-elle ?
Par la pédagogie sur notre offre, axée gourmandise. Tout l’enjeu est d’inciter à la consommation responsable – en privilégiant la bonne portion, un goûter équilibré – au bon moment, plutôt que la surconsommation. La transparence implique des choix cohérents avec la diversité des habitudes alimentaires et des réglementations en vigueur. Nos engagements reposent sur une approche équilibrée qui prend en compte les spécificités des produits et leur mode de consommation réel. Aujourd’hui, il n’existe pas un seul profil de consommateur, mais une pluralité d’attentes et de comportements. Malgré un discours fort sur la responsabilité d’entreprise et le développement durable, il peut parfois exister un écart entre les intentions exprimées et les habitudes de consommation réelles.
Chez Henkel ou chez Mondelēz International, tu représentes des marques très présentes dans les foyers. La proximité avec le consommateur est-elle ce qui te guide ?
Nos marques font partie du quotidien, elles sont consommées par 9 foyers sur 10, mais qui, souvent, ne savent pas qu’elles font partie du groupe Mondelēz International ! J’aime voir l’effet direct de ce que nous faisons. Le marketing, par lequel j’ai commencé, est une école de l’humilité : on voit ce qui marche ou non. L’enjeu est de continuer à convaincre nos consommateurs actuels et d’en attirer de nouveaux. On a souvent tendance à projeter ce qu’on pense, mais seul compte in fine ce que le consommateur achète. Certaines idées excellentes sur le papier ne passent pas les tests. Il faut se demander ce qui va donner envie aux consommateurs de « voter » pour nous tous les jours. On parle beaucoup dans la presse du développement des marques distributeurs, qui signerait la fin des marques nationales. Mais je le vois, les consommateurs restent très attachés à nos marques : c’est un gage de qualité, de proximité, impossible à substituer. En attestent des marques iconiques telles que LU, ou le retour des Figolu en rayon suite à une pétition signée par de nombreux consommateurs.
Dans une tribune, fin novembre, tu exprimais ton inquiétude face aux discussions sur la loi de financement de la sécurité sociale, qui ralentirait les investissements étrangers dans les marques françaises. Quelle posture adopter ?
L’investissement dans un pays est lié à de nombreux paramètres, et en premier lieu au potentiel du marché. La France a la chance d’avoir un marché intérieur important au sein de l’Europe, une forte attente des consommateurs pour l’innovation, en plus d’infrastructures très développées et de talents reconnus. Un retour sur investissement d’un projet industriel se calcule sur plusieurs années, donc c’est important d’avoir de la visibilité et de la stabilité des mesures sur plusieurs années. On n’est pas une île, tout a une incidence. L’attractivité d’un pays se mesure et évolue en comparaison avec d’autres. Pour une décision sur l’investissement, nous sommes forcément en compétition avec des pays qui dépendent d’autres législations. Je suis en faveur d’un contexte plus apaisé, d’études d’impact sur les lois. Dans mon rôle, il est important d’avoir des contacts avec les parties prenantes intentionnelles, pour continuer à les sensibiliser sur les enjeux de notre activité.
Comments0
Please log in to see or add a comment
Suggested Articles