Boutaïna Araki : « La publicité peut contribuer à faire évoluer les imaginaires »
2022 marque le centenaire de Clear Channel en France (historiquement Dauphin, dans l’Hexagone), spécialisé dans la publicité extérieure. Boutaïna Araki (EDHEC Master 1995), Chief Executive Officer France, nous parle des évolutions de l’affichage, de la place de la communication dans la ville, d’accessibilité des contenus, ainsi que de sensibilisation aux enjeux de diversité et d’inclusion.
Comment résumerais-tu ton poste et tes responsabilités actuelles ?
Je suis responsable de Clear Channel en France, la plus grosse business unit du groupe en Europe en termes de chiffre d’affaires. Nous avons un patrimoine important de panneaux de publicité extérieure (abribus, abris-voyageurs, supports digitaux, supports papier...), et sommes environ 800 salariés. Nous travaillons avec les collectivités, nous répondons à des appels d’offres pour équiper les villes avec du mobilier urbain. Nous interagissons aussi avec d’autres types de concédants comme les foncières, avec qui nous avons une très grosse activité au sein des centres commerciaux. Notre activité consiste d’une part à convaincre ces interlocuteurs de nous confier leur équipement et de faire de la publicité dans leurs lieux, d’autre part à vendre ces espaces médias à des annonceurs et à des agences média. Nous valorisons cet inventaire grâce à la data et à notre savoir-faire marketing pour dessiner les parcours les plus pertinents pour un annonceur qui a besoin de toucher une certaine cible ou une certaine zone géographique, de mettre en avant un certain produit, pour un acte d’achat en point de vente ou sur le web, ou dans une logique de notoriété.
Comment adaptez-vous le contenu à la cible chez Clear Channel ?
Notre réseau permet de suivre le parcours du consommateur, mais nous ne communiquons pas la même chose à tout le monde. Nous utilisons les panneaux à bon escient pour porter le message au bon endroit, là où il va toucher réellement la cible. Avec le papier, nous affichons pendant une semaine. En revanche, nous avons plus de flexibilité avec un panneau digital : le media planning est plus sophistiqué, nous combinons les demandes de nos différentes marques. Certaines marques n’ont pas les mêmes créations le matin, le midi et le soir. Une marque de bière a plutôt envie d’afficher vers 18h. Une banque affiche plutôt en début de semaine. Une boucle digitale est donc très variable tout au long de la journée et en fonction de la météo. Autant il y a des façons spécifiques de faire le business dans les différents pays, notamment dans la relation avec les bailleurs ou les concédants, autant sur la partie technologique nous avons vraiment une force commune au niveau européen qui nous permet d’avancer très vite et de développer des solutions accessibles à toutes les filiales.
La France, marché de grande taille pour Clear Channel, peut-elle être un terrain d’expérimentation ?
La France a un savoir-faire unique en Europe pour les centres commerciaux, que ce soit dans l’utilisation des supports digitaux ou dans les projets un peu atypiques (le « waouh »), comme un tyrannosaure aux 4 Temps, à La Défense, pour la sortie cinéma de Jurassic World 2 en 2018. En France, la diffusion de contenus éditoriaux a été un domaine de développement très important. Nous avons été les premiers dans le groupe à utiliser un support digital pour autre chose que de la publicité. Nous avons passé un accord en 2018 avec Brut pour mettre certaines de leurs vidéos sur nos écrans, dans un format plus court que sur les réseaux sociaux. Notre média touchant tout le monde sans aucune différence, nous avons profité de cet atout pour donner à voir des contenus de sensibilisation grand public sur des sujets d’environnement, de biodiversité, d’égalité hommes-femmes, d’inclusion au sens large. Nous avons ensuite commencé à diffuser des contenus artistiques, grâce à un partenariat avec Beaux-Arts Magazine, notamment pendant la période de Covid où les gens ne pouvaient plus aller dans les musées. Clear Channel est une plateforme pour les marques et l’utilité collective. Ces deux concepts majeurs constituent une notion sans limite. Plus les technologies évoluent, plus nous pouvons apporter des services à la ville et aux citoyens.
L’affichage peut-il avoir pour objectif de rendre la société plus inclusive ?
La publicité extérieure est un média inclusif, le seul qui soit gratuit, ouvert et accessible à tous. Quasiment tous les médias nécessitent un support (téléphone, ordinateur, radio) ou une dépense préalable (journal, data sur les réseaux sociaux). Notre support est une partie de la filière, entre les annonceurs, les marques, les agences créatives qui imaginent le message publicitaire et les agences média, donc nous avons plus de latitude sur le contenu éditorial, non publicitaire. Nous sommes très engagés sur les sujets de l’égalité femmes-hommes et du handicap, moteur ou mental. Depuis plusieurs années, nous soutenons l’entrepreneuriat féminin pour mettre en avant les femmes qui transforment le monde dans tous les domaines, qu’elles soient entrepreneures ou championnes. À travers nos supports, nous sommes très attentifs à montrer en quoi les femmes peuvent être puissantes, et en même temps à continuer à sensibiliser sur le fait que le territoire d’égalité n’est pas encore atteint, que les femmes subissent des choses qui ne sont pas normales, comme les violences conjugales ou la non-scolarisation des petites filles. Nous soutenons aussi des associations sur la durée avec tous nos mobiliers, ce qui leur permet, à chaque campagne, d’avoir des pics dans leurs levées de fonds. C’est aussi un élément fédérateur pour les collaborateurs de Clear Channel, un élément de l’identité. Nous servons évidemment à faire de la publicité, mais peut-être aussi à avoir une influence positive sur le monde à notre petite échelle.
Quelle politique interne as-tu mise en place pour fédérer (y compris les hommes) autour de l’égalité hommes-femmes ?
Cela n’a pas toujours été facile car les hommes se disent parfois qu’ils n’auront pas les mêmes opportunités de promotion. Il faudrait déjà parler de « politique d’inclusion pour tous » et de « diversité », plutôt que d’ « égalité femmes-hommes ». L’inclusion concerne aussi bien les seniors que les tout jeunes arrivés, les hommes, les femmes, de différents milieux ou parcours de formation. L’ouverture à tous implique en tout cas une plus grande acceptation de l’égalité femmes-hommes. J’ai promu des femmes aux postes très importants de direction commerciale et de direction des opérations. Ces fonctions représentent les deux tiers de l’effectif de Clear Channel et ont été historiquement tenues par des hommes. Cela demande à chaque fois d’être très exigeant sur le recrutement. À la direction commerciale, j’ai promu une femme qui était chez nous depuis des années, qui avait progressé, qui avait dirigé la partie commerciale sur le digital. Mettre une femme à la tête des opérations a permis de changer l’angle, de sortir d’un management assez hiérarchique, et d’entrer dans une approche plus collaborative. Les collaborateurs – surtout des hommes – voient le bénéfice de cette approche. L’inclusion, ce n’est pas juste avoir des gens très différents, c’est écouter les gens, leur permettre de s’exprimer, prendre en compte leurs idées, leurs suggestions, et en faire quelque chose. Et plus on est attentif à cela, plus les gens ressentent cette démarche gagnant-gagnant. Clear Channel est à 96/100 dans l’index d’égalité professionnelle femmes-hommes mis en place par le gouvernement.
Comment allez-vous atteindre vos objectifs de diminution de 50% à l’horizon 2030 de vos émissions de gaz à effet de serre ?
L’équipe marketing, qui imagine nos produits et services, réfléchit systématiquement à ce que nous proposons à une marque et pour la ville. Les enjeux écologiques deviennent aujourd’hui très importants pour l’annonceur, le citoyen et la collectivité, et donc ces enjeux sont intégrés à toutes nos réflexions et propositions de valeurs. Nous nous devons de proposer aux collectivités des mobiliers plus économes en énergie et en impact carbone. La marque a aussi besoin de connaître le bilan carbone de sa campagne d’affichage avec nous, et de le réduire au fil du temps. Nous travaillons sur la totalité de la chaîne de production pour réduire l’impact carbone : dans notre fonctionnement propre, en équipant nos collaborateurs, en utilisant du papier recyclé et imprimé à l’encre végétale... La publicité extérieure est d’ailleurs de très loin le média le plus réglementé en France, et le seul qui dépende du code de l’environnement. Les mobiliers digitaux sont écoconçus, nous développons avec nos intégrateurs des mobiliers moins consommateurs en électricité. La consommation dépend de la ventilation et de la densité lumineuse, donc nous modifions l’intensité au fil de la journée. Et plus nous utilisons ce mobilier longtemps, plus l’impact carbone par année diminue. Nous sommes déjà à -26% de consommation de gaz à effet de serre par rapport à 2018, en dehors de l’impact propre des mobiliers.
La publicité extérieure semble avoir changé de fonction : de convaincre à sensibiliser…
La publicité extérieure est un média très puissant. Nous sommes certainement à l’opposé complet du web, qui est très ciblé sur un individu (one to one), dans une logique de clic et de transformation immédiate. L’affichage s’adresse au contraire à tout le monde (one to many). La publicité extérieure est le dernier mass media, contrairement à la télévision, qui se fragmente de plus en plus du fait de l’éditorialisation. Cela nous donne à la fois une puissance importante et une responsabilité. On ne peut pas se dire indéfiniment qu’on va consommer de plus en plus ou acheter des voitures qui consomment beaucoup. On ne va certainement pas tout changer d’un coup, mais on invente de nouveaux produits, plus sobres, et la publicité peut jouer un rôle très important en contribuant à faire évoluer les imaginaires. La publicité influence beaucoup la façon dont on voit les choses, elle a le pouvoir de définir ce qui est beau. Ce qui peut être beau, c’est donc aussi manger moins mais bio, avoir une voiture électrique plutôt qu’une voiture thermique, voire faire du covoiturage plutôt qu’avoir sa propre voiture. Bien orientée, la publicité peut être un véritable allié de la transition écologique et sociétale, de l’égalité femmes-hommes, de l’inclusion des personnes LGBT... Elle est un atout du vivre en commun.
À la façon du théâtre dans le théâtre, peut-on parler d’un besoin aujourd’hui de storytelling dans le storytelling pour la publicité, notamment extérieure ?
Oui, certainement. Jacques Dauphin, le fils du créateur de l’entreprise, se considérait déjà comme un « metteur en scène de la rue ». L’ensemble des médias évolue vers cette idée de raconter quelque chose. Les marques ont ce besoin, les villes aussi. On voit de plus en plus que ce qui fait la fidélité du consommateur à une marque, ce n’est plus seulement le prix ou la qualité d’un produit, mais les valeurs que porte la marque. Au moment de l’affaire George Floyd, au printemps 2020, beaucoup de marques internationales ont ressenti le besoin de prendre la parole sur la discrimination envers les Noirs. Les partis politiques, les lieux de vie, les transports se situent aussi dans une mouvance d’expression de sincérité. Tous les acteurs du monde économique sont obligés de raconter quelque chose, d’expliquer qui ils sont, sur quoi ils s’engagent. La rue est donc aussi un espace pour ce storytelling, d’abord né sur les réseaux sociaux et plus généralement sur internet. Il est même possible de raconter une histoire avec des panneaux papier. Le grand prix de la communication extérieure, que nous organisons, a par exemple été remis cette année à une campagne pour la série documentaire ORELSAN : Montre jamais ça à personne, sur Amazon Prime Video. L’affichage allait de Caen jusqu’à Paris avec des grands panneaux photos avec toutes les étapes de la vie du chanteur Orelsan, depuis sa naissance à Caen jusqu’à son succès à Paris.
La « mise en mouvement » progressive de l’affichage depuis les années 80 a-t-elle eu pour objectif de mieux capter l’attention des consommateurs ?
Ce qu’on appelle la « valeur d’attention » est plus forte quand il y a du mouvement, en plus d’afficher davantage de publicités. Mais au-delà de cela, le digital permet surtout d’élargir fortement le champ des possibles car il appelle à l’immédiateté, à la réactivité. On l’a vu pendant la période du covid, avec les heures de couvre-feu, les gestes barrières, les violences faites aux femmes... Ce besoin de communiquer dans l’instant est un besoin croissant des collectivités. C’est aussi la raison pour laquelle nous nous inscrivons dans deux composantes de la smart city : une dimension technologique (la ville connectée pour faciliter la vie du citoyen et augmenter son confort) et une dimensions écologique (lutte contre la pollution, l’écologie dans la ville, ville plus respirable, plus vivable, plus apaisée). La ville intelligente est connectée et mieux pensée pour le citoyen.
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