Sophie Gavriloff : « Dans le spectacle vivant, la transformation des usages implique une transformation des produits »
Sophie Gavriloff (EDHEC Master 1997) est depuis juin 2021 Directrice de l’Expérience spectateur et du Marketing à l’Opéra national de Paris, après une carrière qui l’a amenée à travailler sur le positionnement de marques dans des secteurs aussi variés que la grande consommation et les loisirs. Après 6 ans de développement commercial au Crazy Horse, place aux outils de vente liés aux mythiques scènes (et bâtiments) de l’Opéra Bastille et du Palais Garnier, tout en conservant l’âme et la réputation de cette institution culturelle capitale aux 800 000 spectateurs et 750 000 visiteurs par an. Sophie croit en la puissance des arts pour transformer le monde. Cap sur le spectacle vivant au XXIe siècle, autour de l’opéra, du ballet et de la musique symphonique.
Comment résumerais-tu ton poste et tes responsabilités actuelles ?
Ma mission principale est de trouver le public de nos spectacles, à travers le marketing, l’acquisition, la dimension technique de vente et la billetterie. Je suis aussi responsable de l’expérientiel : avant la venue, pendant l’expérience (accueil, contrôle d’accès, placement, parking) et après l’expérience (marketing relationnel, service de gestion des demandes clients). Nous gérons aussi les relations avec les partenaires qui effectuent les visites guidées, les restaurants, bars...
Qu’attend un spectateur lorsqu’il achète une place d’opéra, de ballet ou de concert ?
Un spectateur qui n’est jamais venu à l’Opéra de Paris s’attend à la fois à tout et à rien puisqu’il n’a pas de référentiel. Il peut imaginer que c’est long, compliqué, intimidant, mais une fois qu’il franchit l’étape d’achat, il s’attend à passer une soirée merveilleuse, qui va rester un vrai souvenir. Quelqu’un qui nous connaît aime être appelé au téléphone, retrouver ses repères, et est très sensible au fait que les agents d’accueil connaissent très bien la programmation. Il vise l’ « expérience ultime ». L’attente dépend aussi de la nature du spectacle, c’est très multidimensionnel. On voit de vraies différences entre les spectateurs de ballet et de lyrique, entre les spectateurs de classique ou de contemporain, entre ceux qui viennent à Bastille ou à Garnier. Il y a aussi les fans de Wagner qui sont là à chaque spectacle du compositeur, les fans de certains chanteurs. Voir le nouveau directeur musical Gustavo Dudamel à la baguette peut aussi être une motivation. Globalement, les gens attendent une soirée avec tous les sens en éveil, qui va les marquer pour longtemps et les nourrir dans leur créativité et leur vision du monde.
Avec l’objectif de les faire revenir, parce que la programmation change régulièrement…
Exactement, nous essayons de les faire revenir sur des œuvres qui puissent leur parler. Nous avons tout un programme de ciblage relationnel en ce sens. Récemment, dans Manon de Massenet, il y avait une partie plus chorégraphiée que dans d’autres opéras, donc c’était l’occasion de faire un ciblage sur des amateurs de ballets qui auraient déjà vu de l’opéra et qui n’auraient pas pensé être intéressés par cette œuvre. Nous créons des ponts du chorégraphique vers le lyrique et inversement, des ponts Bastille-Garnier. Nous essayons de faire découvrir d’autres types d’œuvres, d’autres lieux, d’autres périodes. Même si les spectateurs ont leurs préférences, ils restent dans un certain « champ large ».
Y a-t-il un « parcours-type » de spectateurs ?
Chacun a sa propre histoire avec l’Opéra de Paris. Nous observons que les gens commencent en général par du ballet à Garnier, pour voir l’aspect patrimonial de l’Opéra. On découvre dans un deuxième temps Bastille, sa qualité acoustique, la très bonne visibilité, des productions plus grandes. Le spectateur entre par une porte à l’opéra, et nous le faisons ensuite naviguer dans toute une richesse d’expériences et de programmation. Avant d’avoir franchi cette porte, il peut se demandes s’il a bien les codes, s’il est éduqué pour cela. Les gens ne le disent pas trop, mais ils se posent beaucoup de questions sur leur capacité à bien vivre cette soirée-là. Alors qu’il faut se lancer, et ensuite on apprend. Petit à petit, on y prend goût. L’expérience est une condition nécessaire mais non suffisante, car une expérience ratée peut être très marquante et dissuader de revenir.
Le marketing a-t-il cessé d’être un gros mot dans le monde du spectacle vivant subventionné ?
Je dirais que oui, et j’espère que le marketing a cessé d’être un gros mot tout court ! Je pense qu’il y a une prise de conscience généralisée de ne plus le connoter négativement, face à la multiplication de l’offre et à la différenciation des comportements. Cela relève du bon sens : réconcilier une demande et une offre de la manière la plus simple, la plus claire possible, au service d’un acte d’achat. C’est mettre tous les moyens en œuvre pour générer une vente, qui en générera une deuxième, parce que tout le monde est satisfait dans l’opération. Le marketing consiste donc surtout en la capacité que nous avons à bien comprendre nos spectateurs. Tout part de leurs attentes et de leurs envies. Le marketing est juste là pour mettre sur leur chemin une offre qui leur convienne. Aujourd’hui, les spectateurs se renseignent sur les applis, auprès d’influenceurs, sur des forums. Les salles de spectacle ont compris qu’il fallait les toucher sur leur parcours.
Il y a aussi la question du remplissage, qui implique ce besoin de « professionnaliser » les pratiques…
Effectivement, nous avons le défi de la taille par rapport au commercial : 2700 places à Bastille, 2000 à Garnier, l’Amphithéâtre Bastille, le Studio et les visites. Les nouvelles façons de vendre nécessitent de nouvelles approches. Le monde du spectacle n’y échappe pas, tout comme le monde du BtoB et du luxe il y a quelques années. Ce qui est venu du monde de la consommation est devenu incontournable à quiconque souhaitant vendre un produit quand l’offre est supérieure à la demande. À Paris, il y a plus de 700 spectacles chaque soir ! La présence à l’esprit est devenue un enjeu majeur. Quand je suis arrivée au Crazy Horse, la notoriété assistée était à plus de 90%, la notoriété spontanée à moins de 20%, c’est-à-dire que les gens vous connaissent, mais ne pensent pas à vous. Ils ne vont pas aller au Crazy Horse le soir même, mais ont envie d’y aller au moins une fois. On comprend vite l’enjeu d’être le plus visible possible, le tout étant de trouver des déclencheurs. L’Opéra de Paris a la chance de proposer près de 300 spectacles par an, mais c’est aussi un défi car cela nécessite d’accompagner dans la compréhension des spectacles, leur séquence, le casting, ce que c’est exactement (pour les créations). Il y a une telle masse d’informations aujourd’hui que l’enjeu est d’émerger au bon moment pour être vu, de donner la bonne information, d’attirer, et de rendre tout cela fluide, simple, sur mobile bien sûr, et qu’il n’y ait aucun risque perçu. Il faut un service relationnel au rendez-vous, rassurer au maximum sur la suite de l’aventure, sinon les gens ne se lancent plus.
Que dirais-tu à des gens qui disent que l’opéra est trop cher ?
C’est toujours très personnel de dire si c’est cher ou non, d’autant plus quand on parle d’une expérience et que la personne n’est jamais venue. Je dirais malgré tout qu’il y a des places à des tarifs très abordables, qu’on peut venir à l’opéra pour un budget entre 15 et 50€, et voir correctement. Cela dépend aussi de l’enjeu qu’on y met. On a souvent cette image de l’opéra cher, mais il y a toute une palette de prix. Les places qui partent en premier lors de l’ouverture des ventes sont les plus chères et les moins chères. Certains veulent en effet être au premier rang et prévoient un budget pour cela. Les prix sont adaptés en fonction des œuvres, de leur durée, de leur complexité et de leur nature. Il y a aussi de nombreuses opérations, comme la bourse aux billets. Il y a plein de moyens de venir à l’opéra pour un tarif qui correspond à ce que l’on cherche. Le prix ne doit plus être un frein.
Comment arrive-t-on à faire cohabiter le spectacle vivant, le patrimoine et une plateforme en ligne ?
Nous distinguons très clairement les visites du Palais Garnier (en journée) des spectacles en deux billetteries séparées – sur le même site – car ce sont deux cibles marketing différentes. Nous développons les visites immersives, travaillons sur des parcours enfants, présentons le patrimoine de manière différenciée avec un audioguide et des visites autonomes. Pour les spectacles, nous créons des contenus explicites sur les œuvres. Sur la plateforme « l’Opéra chez soi », des contenus sont développés pour favoriser un autre rapport à l’opéra. Cela a servi à garder le lien artistique avec le public pendant le confinement, en donnant à voir des opéras qui étaient vraiment joués en scène, mais sans public. Et on peut maintenant soit revoir des grands classiques, soit compléter son expérience sur des œuvres complémentaires ou en lien avec des œuvres que nous présentons sur scène. « L’Opéra chez soi » est à la fois un prolongement de l’expérience et un lieu d’éducation dans le bon sens du terme. On peut préparer sa visite à l’opéra, les spectacles y sont résumés ou racontés en images.
Comment anticipes-tu la transformation du spectacle vivant dans les prochaines années ?
Les gens se déplacent moins, sélectionnent plus, il y a moins de flux naturel vers les salles et une désaffection du présentiel. La question que nous nous posons tous est de savoir si c’est conjoncturel ou structurel. J’ai l’impression que cela va beaucoup dépendre de notre capacité à nous renouveler. Pour le ballet La Bayadère, nous avons organisé fin avril une journée pour les familles qui n’étaient jamais venues à l’Opéra. L’opération a rencontré un immense engouement : les familles étaient là une heure avant et ont suivi une visioconférence avec la maîtresse de ballet et la Directrice de la Danse Aurélie Dupont. Les publics viennent et sont emballés si nous parvenons à bien leur raconter les bonnes histoires. On peut encore valoriser l’expérience unique du spectacle vivant en salle. Une fois qu’on l’a vécue, on a envie de la revivre. Faire venir un maximum de gens dans les salles pour avoir cette émotion, ces vibrations du public avec les artistes, c’est ce qui donne du sens à mon métier. Même si les pratiques de consommation de culture en ligne se développent, je ne peux pas imaginer qu’elles remplacent cela. Les gens ont mal vécu les fermetures des lieux culturels pour cause de Covid, beaucoup de liens ont été distendus.
Quels sont les chantiers de l’Opéra national de Paris pour « donner envie » au public de venir ?
Nous nous posons beaucoup de questions sur la durée des séries de représentations, sur la nature des œuvres, comment parler du spectacle. Je trouve intéressant que les artistes s’expriment davantage et partagent leur vécu sur les réseaux sociaux. Chez nous, cela passe par le ballet, avec des Étoiles qui transmettent leur passion au plus proche des gens. Je pense que la bonne piste est d’entrer en contact avec les spectateurs par l’envie que nous réussirons à susciter chez eux de venir nous voir en vrai. Cela passe par des influenceurs, mais aussi par du partage d’expérience d’autres spectateurs. Nous devons réenvisager le regard du public dans notre façon de travailler : nous demander ce qui plait, ce qui pose question, pour être au plus juste de la programmation. Le travail est même encore plus hors les murs. Il faut pénétrer la sphère publique de toutes les manières possibles, pour lutter contre les idées reçues, faire notre métier du marketing avec le bon spectacle, au bon prix, au bon moment, sur les bons canaux.
Cette transformation passe-t-elle aussi par une expérience plus interactive d’un point de vue marketing ?
Nous n’avons pas encore atteint notre maximum sur la personnalisation et le retour d’expérience, on contrairement à d’autres lieux ou marques. Nous devons inspirer les gens, leur donner de l’information et ce dont ils ont envie. Cela passe par la connaissance du public, savoir quels spectacles il a vus, ce qui l’anime. Ce n’est pas très innovant technologiquement parlant – les GAFAM le font depuis des années –, c’est surtout de la data, et le monde du spectacle en est loin. Les outils de billetterie sont très sophistiqués, ce qui ajoute une difficulté par rapport à l’e-commerce, dont la vente est relativement accessible. Nos équipes marketing sont moins étoffées et vont moins naturellement vers ce type d’univers. La programmation des opéras s'anticipe au moins 3 ans en avance, mais les outils de billetterie sont soumis à la réglementation des marchés publics. Nous remettons donc régulièrement nos prestataires en appel d’offre, ce qui nous oblige à travailler sur des temps donnés. La transformation des usages implique une transformation des produits, dans les spectacles et surtout dans notre capacité à les rendre attractifs. Ce qui rend les métiers du marketing passionnants, c’est que tout change sans cesse : les habitudes, les pratiques, les outils, les solutions, les plateformes. Là par exemple, nous gérons sur les réseaux sociaux les réponses aux questions des spectateurs, et une plateforme répartit les types de questions. Avant, tout se faisait par mail ou par téléphone. Et il y a encore beaucoup de choses que nous pouvons faire. Nous concilions une expérience qui existe depuis 353 ans et des usagers d’aujourd’hui.
Plus d’informations sur la saison 22-23 de l’Opéra national de Paris
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