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Interview avec Julie Chapon, (EDHEC Master 2011), cofondatrice de Yuka, et EDHEC de l’année 2025

Interviews

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17/06/2025

Yuka, en 2016, c’était un projet un peu fou porté par 3 cofondateurs, dont Julie Chapon (Grande École 2011). Aujourd’hui, l’application scanneuse de produits alimentaires et cosmétiques fait partie du quotidien de 70 millions de personnes dans 12 pays, grâce à une note sur 100 et l’indication sur la présence d’additifs nocifs… mais pas seulement ! Soft power du mieux-consommer, pilier de changement pour l’industrie, on n’arrête plus l’expansion de Yuka, financée à 100%, par sa version freemium. Toutes les raisons sont réunies pour donner la parole à l’EDHEC de l’Année 2025 sur les modes de prise de conscience collective.

Comment décrirais-tu ton poste et tes responsabilités actuelles ?

Pour résumer, le mieux est peut-être de dire que je gère tout ce qui n'est ni technique, ni juridique et financier. Cela inclut évidemment le développement pour aller chercher de nouveaux utilisateurs et la communication, assez « militante », surtout depuis notre récente fonctionnalité d'interpellation des marques et une pétition pour demander l’interdiction de l'aspartame. Je pilote aussi la partie évaluations scientifiques, et travaille beaucoup sur la création de contenu (vidéo ou écrit), notamment à travers la vulgarisation. Je consacre maintenant aussi une très grande partie de mon temps au développement aux États-Unis – créer une petite équipe sur place et faire connaître le projet, trouver les bons partenaires.

As-tu cofondé Yuka en réaction à un manque d'information sur l’éthique des entreprises ? 

L'idée de Yuka vient d'un de mes associés, qui voulait choisir de meilleurs produits alimentaires pour ses enfants. Il avait l’impression de ne pas savoir ce qu’il achetait, et il a commencé à décrypter les étiquettes, avec tous ces mots qu’il ne connaissait pas. Il était bien incapable d'interpréter les chiffres des tableaux nutritionnels. Ce projet m'a parlé parce que j'essayais déjà de faire attention aux compositions de produits, et je me rendais bien compte que c'était compliqué. Les scandales agroalimentaires (les lasagnes à la viande de cheval, les œufs au fipronil…) qui se sont enchaînés à une période, ont contribué à alimenter cette défiance des consommateurs envers l'industrie agroalimentaire. 

Yuka s'est tout de suite placée en « lanceuse d'alerte », un modèle fréquent aux États-Unis mais moins en Europe. Vous avez toutefois commencé l’aventure en France…

À partir du moment où on critique des substances légalement autorisées, on a forcément un rôle de lanceur d'alerte. L’argument « C’est autorisé, donc sans danger », donné par les industriels, est complètement fallacieux. Si c’était le cas, la cigarette serait interdite depuis longtemps ! Notre message est de dire qu’aujourd'hui, la réglementation ne protège pas suffisamment les consommateurs. Pour agir, il existe des outils citoyens comme le nôtre. Les 3 ans de procédure juridique qui ont suivi notre pétition contre les nitrites en 2019, nous ont confirmé que le lobbying des entreprises était très puissant. Aux États-Unis, où nous ne prévoyions pas initialement de nous développer, les moyens financiers des entreprises sont encore plus importants. Nous nous sommes donc posé la question du risque que nous encourions à y aller. Nous avons pris le temps d’y réfléchir, et de mettre en place une protection juridique suffisante au préalable.

Yuka a d’emblée placé la transparence au cœur du modèle. Cela a-t-il transformé le modèle des industriels ?

Oui, complètement malgré eux. L’objectif des industriels n'est évidemment pas d'empoisonner les gens, mais de générer des profits. Ils suivent la loi de l'offre et de la demande, donc si la demande évolue vers des produits plus sains, ils ont tout intérêt, ne serait-ce que d’un point de vue financier, à s'adapter. Nous n’avions pas anticipé le nombre d'utilisateurs (et donc que des millions de personnes arrêtent d’acheter certains produits), qui a eu lui-même des répercussions sur les industriels. En France, nous avons déjà assisté à de grosses reformulations de produits. Intermarché a par exemple reformulé 900 produits et supprimé 142 additifs controversés. Entre 2019 et 2025, nous avons observé en France une baisse de 13% du nombre d'additifs à risque élevé. Il y a eu des diminutions très significatives du nombre moyen d'additifs à risque élevé dans certaines catégories : de 75% dans les barres de céréales, de 58% sur les céréales de petit-déjeuner, de 48% sur les plats préparés. Et maintenant, l'interpellation des marques permet d’aller encore un cran plus loin pour faire pression sur les marques.

Est-il plus efficace d’interpeller les marques que les politiques, qui peuvent changer les lois ?

Je pense, oui, ce qui n’empêche pas de faire les deux. La pétition sur les nitrites en 2019 était à destination du gouvernement français ; l’actuelle sur l'aspartame est à destination de la Commission européenne. Mais cela prend des années, alors que les marques peuvent changer en quelques semaines leur composition si la demande chute, sans attendre une interdiction des additifs controversés. Sur les 10 dernières années, seul un additif a été interdit, en France. Il y a trop de lobbying, trop de conflits d'intérêt pour une évolution réglementaire rapide. Notre angle d'attaque est donc de faire directement pression sur les marques pour qu'elles suppriment ces ingrédients. Certaines les suppriment dans certaines gammes, mais pas dans d'autres. Le « sans-nitrite » est plus cher que l’ « avec-nitrite ». Il reste toujours le problème de double accès à l'alimentation : les ménages les plus modestes auront des nitrites, et ceux qui ont les moyens n’en auront pas. 

Penses-tu que l'avenir de la consommation, agroalimentaire ou cosmétique, repose sur la prise en compte des demandes des consommateurs par les marques ?

Oui, cela existe déjà, mais s’amplifiera dans les années à venir. Une marque ne pourra plus lancer un produit sans même se poser la question de sa composition et de sa note sur Yuka et d’autres apps, ou de son Nutriscore. Elle peut faire le choix de lancer des produits mal notés, mais c'est pour moi impensable qu'elle ne se demande pas comment faire un peu mieux. Les générations précédentes faisaient une confiance aveugle à ce qui leur était vendu, et ne pouvaient même pas imaginer acheter des produits potentiellement dangereux. Aujourd'hui, un cap a été franchi, on ne fait plus confiance aux industriels pour prendre soin de sa santé. Chacun est libre de ses choix, en connaissance de cause. Les utilisateurs de Yuka sentent d’ailleurs faire partie d'un mouvement, d’une communauté, qui peut reprendre le pouvoir et avoir des actions concrètes. 

Dans quelques années, penses-tu que les industriels pourront vendre des produits entièrement sains ? 

Oui, car si on regarde n'importe quelle catégorie de produits, il est possible de trouver des produits sains, sans une ribambelle d’ingrédients, sans rien de controversé, sans trop de sucre ou de sel. En revanche, cela va mettre du temps. Les industriels font des efforts pour atteindre ce résultat parce que les consommateurs ont pris conscience qu’il fallait être vigilants. Les produits sains et bio sont devenus plus accessibles grâce aux économies d'échelle. On ne va pas se mentir qu’il reste encore une grande différence de prix, mais il est aujourd'hui moins difficile pour des ménages avec des revenus plus modestes d'accéder à des produits sains, contrairement aux États-Unis, où c'est encore très compliqué.

Dans le modèle freemium de Yuka, comment résous-tu le dilemme entre accès à l’information et viabilité économique ?

Quand nous avons créé le projet, nous l’imaginions dans l'éducation, dans l’information, pour que les consommateurs fassent des choix plus éclairés. 90% de l'application est complètement gratuite : tout le monde peut scanner des produits et avoir accès aux recommandations. Les fonctionnalités supplémentaires incluses dans la version freemium payante donnent par exemple des alertes sur la présence de gluten, de lactose ou d'huile de palme, une barre de recherche, ou un mode hors-ligne. En France, 99,7% de nos utilisateurs utilisent la version gratuite. Dans d'autres pays, le taux de conversion est beaucoup plus fort. Beaucoup de gens prennent aussi la version premium pour soutenir le projet. 

Comment s’incluent les critères ESG à Yuka ?

Nous sommes certifiés B Corp – un label américain qui certifie des entreprises respectueuses de rigoureux critères sociaux et environnementaux –, et depuis 2 ans, nous sommes labellisés société à mission. Nos actions sont définies en fonction de leur impact positif sur les utilisateurs et sur les marques, plutôt que sur les entrées d’argent. Avec B Corp, notre charte environnementale va jusqu’à la gouvernance, au choix des banques et des fournisseurs d'énergie, sans oublier les tiers (clients, prestataires, parties prenantes) et la prise en compte des avis utilisateurs. L’entreprise à mission était primordiale pour moi, car elle nous définit vraiment. 

Qu’est-ce que le prix « EDHEC de l'année » te fait dire sur l’EDHEC en 2025 ?

Je trouve super de valoriser l’entrepreneuriat (en particulier à mission), et pas seulement des gens qui ont gravi des échelons dans une entreprise du CAC 40. C'est un gros changement par rapport à mon époque, où je n’avais jamais entendu parler d'une autre forme d'entreprise, ou d'un autre intérêt que le salaire que j'allais gagner à la fin du mois. Je suis très contente de représenter un peu cela, et peut-être de donner envie à d’autres de se lancer dans ce type d’aventure. Car de mon côté, j'ai beaucoup manqué de rôles modèles, notamment féminins. Chacun peut choisir la voie qui lui semble la plus pertinente, tant qu’elle est alignée avec ses valeurs. On oppose souvent les méchantes entreprises qui ne voudraient faire que de l'argent, et les gentilles associations et ONG qui œuvreraient pour le bien commun. Il n’y a pas que ces 2 types de structures ; les entreprises à impact, sont une troisième voie. Yuka est une SAS, qui crée de la valeur comme une entreprise, avec des gens qui payent pour nos services, mais dont l’objectif est d’avoir un impact positif sur la société. 

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