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Myriam Bouslama (EDHEC Master 2003) : « On ne peut appréhender la transition écologique sans une juste transition sociale »

Interviews

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21/03/2022

L’Agence française de développement (AFD) est la banque publique de l’État français à l’international, dédiée à l’investissement solidaire et au développement durable. Myriam Bouslama (EDHEC Master 2003) en dirige depuis 4 ans l’antenne colombienne, à Bogotá. Elle nous donne les tenants et aboutissants de la coopération diplomatique et économique avec les autorités locales, dans un objectif commun de justice climatique et sociale.

Comment résumerais-tu ton poste et tes responsabilités actuelles ?

L’AFD met en place des financements remboursables, tout en restant une institution à but non lucratif. C’est une banque qui ne cherche pas à maximiser sa marge commerciale, mais à pérenniser son offre au service du développement durable. Le réseau de l’AFD dans ses pays d’intervention lui permet de décliner sa stratégie sur le terrain au plus près des populations et des réalités sociales ou économiques. L’AFD a aussi depuis récemment développé des équipes dédiées à plusieurs pays dans une logique régionale. Je suis directrice de l’agence de Colombie basée à Bogotá, avec une équipe de neuf personnes. Je suis responsable de développer le plan d’affaires de l’AFD – l’activité économique, les projets de financement – et j’ai aussi le rôle de porter l’influence française avec l’équipe présente en Colombie. Ici, nous sommes statutairement sous la responsabilité de l’ambassadeur de France en Colombie.

Quels critères prends-tu en compte pour assurer la faisabilité d’un projet ?

Le groupe AFD a deux axes stratégiques : la lutte contre le changement climatique et la lutte contre les inégalités. Notre but est l’amélioration durable des conditions de vie des populations. Pour que le développement des pays soit vraiment soutenable, il faut accompagner leur transition écologique durable avec l’adhésion des populations. Nous essayons de connaître le mieux possible « notre » terrain en fonction des réalités et défis, puis nous nous adaptons. La Colombie est un pays relativement peu émissif, mais très exposé au changement climatique. La dégradation de l’écosystème crée vraiment des conséquences visibles sur les conditions de vie. Le pays a la particularité d’abriter des páramos, biotopes néo-tropicaux fragiles et vitaux pour la planète, qui abritent un nombre extraordinaire d’espèces animales et végétales endémiques du fait de la haute altitude – le pays est traversé par la Cordillère des Andes – et de l’intense rayonnement inhérent à la proximité de l’Équateur : la végétation des páramos absorbe l’humidité, et forme un cycle hydrique vital en lien avec l’Amazonie.

Au niveau social, la Colombie est une société jeune, très urbaine et malheureusement extrêmement inégalitaire. Elle possède un indice de Gini (NDLR, donné permettant de calculer le niveau d’inégalité sur une population) parmi les plus élevés au monde après le Brésil, et fait partie du top 10 des pays les plus inégalitaires.

Avec quelles instances l’AFD discute-t-elle des projets ?

Nos principaux interlocuteurs sont l’État colombien et les acteurs « non-souverains », c’est-à-dire les entreprises publiques, les villes et les régions. Nous prenons en compte toutes les données d’un pays pour nous demander quelles politiques publiques sont favorables au développement durable, pour ensuite proposer un financement, un appui budgétaire, et en contrepartie nous nous mettons d’accord sur un agenda politique, une matrice d’actions de politique publique, que l’État ou l’acteur public avec lequel nous travaillons, va s’engager à mettre en œuvre.

L’AFD propose-t-elle des projets ou se rattache-t-elle à des missions déjà engagées ?

Nous pouvons intervenir à travers ces deux modalités. Nous avons été notamment force de proposition en Colombie sur le climat. La COP21 a été une étape très structurante pour la planète en 2015, un grand nombre de pays – dont la Colombie – a signé l’accord de Paris et pris des engagements forts en matière de lutte contre le changement climatique. L’agence de Bogotá est donc depuis 2015 dans un dialogue stratégique avec la Colombie pour l’accompagner dans sa feuille de route, à travers des financements de politiques publiques et des programmes de coopération technique sur fonds non-remboursables (subventions). Aujourd’hui, nous sommes très fiers que la Colombie se soit dotée d’une stratégie à horizon 2050 pour arriver à la neutralité carbone. Une loi d’action climatique a même été votée en décembre dernier, c’est un vrai succès pour le pays !

Dans d’autres cas, on peut venir nous chercher. Nous avons par exemple accompagné la Colombie dans la réforme de son système de santé et de protection sociale. Le programme a démarré en 2014 et s’est terminé juste avant la pandémie, tout en permettant depuis lors des relations pérennes avec le ministère de la Santé.

Les projets que vous proposez sont-ils toujours perçus d’un bon œil par les autorités ?

Quasiment tous les pays d’intervention de l’AFD ont un passé colonial, et une bonne partie d’entre eux ont une histoire étroite avec la France, donc il y a une question éthique et morale forte. Pour éviter au maximum ce sentiment de donneur de leçons européen, il est nécessaire d’avoir une très bonne compréhension du microcosme politique dans lequel nous intervenons, et c’est là que se trouve la partie passionnante de notre métier. Savoir partager des idées, dans une logique partenariale, c’est une véritable coopération que nous cherchons à instaurer, et cet échange doit enrichir les deux parties. L’humilité est fondamentale. Pour que les choses se passent bien, nous devons nous assurer que la Colombie s’approprie les projets que nous proposons. Nous structurons les étapes ensemble et essayons simplement de continuer à garder le cap, c’est très important. Il faut avoir la fibre diplomatique, savoir influencer de façon fine, connaître les préoccupations du gouvernement, en lien avec l’ambassade. Comme dans un jeu d’échecs, il faut savoir évaluer les intérêts de chacun, ouvrir la porte au bon moment et sur le bon sujet. Au bout de 13 ans d’intervention en Colombie, notre réputation commence à être bien assise et nous faisons partie des 5 bailleurs internationaux qui comptent pour le pays.

Le bénéfice recherché par l’AFD est-il un soft power de la France ?

Bien que ce ne soit pas la mission principale de l’AFD, ce sujet est présent. Nous sommes d’abord là pour accompagner le développement durable des pays dans lesquels nous intervenons. Ce qui est important, c’est que de plus en plus de personnes vivent de façon décente, aient accès aux services essentiels tels que l’éducation, la santé ou les services financiers. On ne devient d’ailleurs pas agent AFD par hasard, il faut être profondément engagé pour le développement, c’est quelque chose auquel nous tenons énormément. Cela dit, nous travaillons étroitement avec l’ambassade de France, donc même si l’action de l’AFD n’est pas formellement liée aux intérêts français, il y a effectivement une question d’influence. Parmi les 47 indicateurs de mesure des objectifs qui lient l’AFD à l’État, il y en a bien un qui porte sur l’influence économique.

Comment incluez-vous les ONG dans cette co-construction ?

La société civile est puissante en Colombie. Elle intervient au plus près des populations pour leur donner des services qui sont parfois essentiels. La Colombie a vécu pendant un peu plus de 52 ans un conflit armé, auquel des accords de paix ont mis fin en 2016. Pendant cette longue période de guerre civile, les populations ont été privées de services publics. C’est un vide qu’il faut aujourd’hui combler. Les accords de paix sont fondés sur des transitions dont la mise en œuvre est longue (10 ou 15 ans). In fine, l’État est censé être partout sur le territoire comme dans un pays sans conflit. Ce n’est pas encore le cas, d’où l’importance du tissu d’ONG, dont nous pouvons soutenir les actions importantes, parfois essentielles pour les populations grâce à un portefeuille d’appuis financiers. Ces ONG, sur le terrain depuis très longtemps, sont une source d’information extrêmement précieuse. Certaines d’entre elles travaillent sur des sujets délicats de réconciliation entre des victimes et d’anciens combattants. Même si ces sujets peuvent paraître un peu lointains de notre mandat, nous les soutenons parce qu’ils sont primordiaux pour le développement du pays. Cela complète bien notre action.

Comment avoir une action de développement dans des villes où les inégalités se sont accrues par rapport aux reliefs géographiques, comme à Medellín ?

Medellín est un bel exemple. La ville a eu l’idée ingénieuse de se doter de câbles téléphériques pour relier en moins de quinze minutes les quartiers à flanc de colline – particulièrement vulnérables, pauvres et délaissés – avec le centre-ville. Sans ce téléphérique, ces habitants rejoignaient le centre-ville en plus d’une heure et demie. Ce transport par câbles, non-émissif, s’insère dans les projets de développement durable de la ville, et est finalement un facteur de cohésion sociale. L’AFD a financé le projet. Les opportunités d’emploi se sont multipliées. Tous les sujets sont liés : la croissance verte n’est durable que si elle est solidaire. Il faut savoir écouter les équipes municipales et les usagers pour faire émerger les projets les plus innovants.

Comment l’AFD fait-elle le lien entre ses différents sujets d’action ?

On ne peut appréhender la transition écologique sans une juste transition sociale. La transition écologique ne sera pas réelle si elle n’est pas pour tout le monde. Nous faisons actuellement un travail enthousiasmant avec la ville de Barranquilla, sur la côte Caraïbes. Jusqu’au début des années 2000, la ville avait des problèmes d’inondations, de pauvreté extrême et de congestion urbaine, elle ne disposait par exemple pas de système d’égouts. L’équipe municipale a su penser et mettre en œuvre une stratégie de développement urbain pour sa population. Elle a une vraie vision en matière d’aménagement et de cohésion sociale. En 2020, la ville nous a demandé de l’accompagner dans la mise en œuvre de son plan municipal du développement : nous leur apportons le financement et nous nous mettons d’accord sur les actions d’aménagement. Parmi celles-ci, il y a la réhabilitation de la Ciénaga de Mallorquín, une lagune à l’embouchure du Río Magdalena, de la mer des Caraïbes et de l’océan Atlantique, avec un écosystème unique mais vulnérable, compte tenu de la situation climatique changeante et de l’action humaine. Cette zone va être réaménagée pour que les habitants puissent en profiter, de façon durable et respectueuse de l’environnement. C’est aujourd’hui notre projet phare, qui est été approuvé à l’unanimité au conseil d’administration en 2020.

Le résultat des élections présidentielles et législatives de cette année en Colombie peut-il changer le cours des projets de l’AFD ?

Nous avons fait le pari que quel que soient les gagnants, les engagements pris en faveur du climat ne seraient pas remis en cause ou instrumentalisés par la campagne électorale. La question climatique sensibilise tout le monde. Nous sommes cependant à plein régime parce que nous voulons être sûrs que les projets soient engagés par l’administration suivante. Nous sommes en train de finir le dernier morceau d’agenda climatique avec l’administration actuelle, mais nous ne modifions pas notre vision et notre mission à l’arrivée d’une nouvelle administration. Nous passerons plusieurs mois à écouter activement et à observer afin de prendre en compte les priorités nouvelles du pays. La nouvelle Administration aura 4 mois pour rédiger son Plan National de Développement, qu’elle présentera en décembre. Notre équipe en fera un résumé exécutif pour bien en comprendre les orientations, et nous chercherons ensuite les meilleurs angles d’approche pour entrer en collaboration avec l’Etat et maximiser notre valeur ajoutée.

L’AFD évoque beaucoup les 17 objectifs de développement durable (ODD) de l’ONU, officialisés en 2015. Ont-ils aidé à structurer les entités qui aident les pays à se développer ? 

Les 17 ODD sont très structurants parce que tout le monde parle maintenant le même langage au sein de la communauté internationale. La pandémie que nous traversons encore a fait régresser l’indice de développement humain, en particulier pour l’accès à l’éducation, mais pas uniquement. Dans plusieurs pays d’Amérique latine, les établissements scolaires sont restés fermés pendant 18 mois, soit presque 2 années scolaires, dans des pays où est la population est jeune et majoritairement pauvre. Les enfants décrochent et commencent à travailler, ils ne reviennent plus à l’école. Le dernier rapport de la banque mondiale estime qu’on a perdu à peu près une dizaine d’années d’efforts de développement dans les pays à revenus intermédiaires. Les 17 ODD constituent des objectifs communs de développement global, leur horizon 2030 est désormais bien proche.


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