Isabelle Rouhan : « On n’est pas propriétaire de son job, mais on est responsable et redevable de ses compétences »
Isabelle Rouhan (EDHEC Master 1997) est recruteuse, hôtesse d’un podcast et autrice de deux livres (Les Métiers du futur et Emploi 4.0), chroniqueuse, membre depuis janvier du conseil d’administration d’EDHEC Alumni, cofondatrice et présidente d’un think-tank, mais pas seulement ! Elle a fait des métiers du futur le fer de lance de de son rayonnement, grâce aux différentes cibles que ces activités impliquent. Son but ? Documenter de manière positive les mutations technologiques de notre société et accompagner le maximum de personnes autour d’une vision vertueuse de l’emploi. Isabelle revient avec EDHEC Alumni sur ce que sera le monde professionnel de demain.
Comment résumerais-tu tes différentes casquettes ?
Je me consacre à deux tiers temps à Colibri Talent, le cabinet de recrutement de dirigeants dans la Tech et la data que j’ai fondé, et j’ai en parallèle des activités éditoriales et prospectives sur les métiers du futur et du travail. Je suis également membre du bureau de plusieurs associations interprofessionnelles, dans lesquelles je prends en main les sujets métiers, emploi, compétences et transition. Et je suis bénévole en tant que réserviste citoyenne auprès de la Direction des Ressources Humaines de l’Armée de Terre. Il y a vraiment un fil conducteur sur la transformation des métiers. La chasse de tête est ce qui assure mon modèle économique en tant que cheffe d’entreprise ; la création de contenu s’inscrit plutôt dans une logique de visibilité et d’influence.
Dans tes deux livres, tu parles des évolutions technologiques tout en gardant profondément foi en l’humain…
Mes livres déterminent effectivement comment la transformation du travail et des compétences, du fait notamment de l’automatisation, peut amener un meilleur futur pour nos emplois, pour nous, pour nos enfants. L’idée n’est absolument pas de dire que la machine va remplacer l’humain, mais qu’au contraire, les deux sont complémentaires. Une tâche qu’on automatise est répétitive, et assez souvent pénible. S’il n’y a plus de poinçonneur aux Lilas, s’il y a moins de maréchaux-ferrants, ce n’est pas très grave. Le vrai sujet, c’est de protéger les gens, et pas forcément les métiers. Je suis convaincue que chacun peut changer de fonction pourvu qu’on l’accompagne. On ne fera de toute façon pas le même métier toute sa vie. Personnellement, à 46 ans, je suis déjà à sept métiers différents !
Cette transformation des métiers remet-elle en question le système de management de beaucoup d’entreprises ?
Complètement, surtout pour celles qui ne sont pas assez rapides. Et c’est en cela que la culture start-up du « quick and dirty » ou « better done than perfect » peut avoir du bon. C’est évidemment plus facile avec du code qu’avec des objets industriels, mais d’un point de vue organisationnel, plus l’entreprise est grosse plus les process sont longs. Et plus les process sont longs, plus ils consomment d’énergie humaine pour se nourrir eux-mêmes. C’est souvent le management intermédiaire qui est le plus réticent aux changements, puisque l’alignement trop rapide avec les objectifs peut les mettre en difficulté. En général, le dirigeant sait très bien où il veut aller. Il faut ainsi chercher à rassurer le management intermédiaire et l’embarquer.
Peut-on prévoir une plus grande collaboration dans le travail de demain, en déléguant aux robots ?
Tout à fait, et cela implique d’éduquer les robots et les algorithmes. Qu’accepte-t-on de déléguer à la machine, et dans quel but ? À partir de quelles données alimente-t-on un algorithme ? Doit-il toujours être explicable ? Ces questions doivent même aller jusqu’à la définition d’une éthique liée aux robots. Le directeur du Centre Hospitalier Universitaire de Montréal a par exemple confié à des robots la tâche de pousser des chariots dans le bâtiment. Il a donc supprimé l’emploi de magasinier, mais pas les magasiniers en tant que tels. Il en a reconverti environ 5% dans le contrôle qualité des robots, et a proposé aux 95% restants de devenir logisticiens, donc de répartir dans les étages les articles amenés par les robots, tâche auparavant dévolue aux aides-soignants et aux infirmiers. Il a remis du temps disponible pour les soignants, là où il y en avait cruellement besoin. Son indicateur de succès n’est pas seulement la rentabilité, mais le taux de guérison des malades et la vitesse de sortie. Et les deux se sont améliorés. Chaque révolution industrielle a créé plus d’emplois qu’elle n’en a détruit. Une étude Eurostat – l’Insee européen – démontre qu’à horizon 2025, le digital aura créé 15 millions d’emplois en Europe et en aura détruit 6 millions en parallèle. L’important est d’accompagner ces 6 millions de personnes vers une reconversion dans leur bassin d’emplois, car il y a aussi une composante géographique.
Penses-tu que les robots perdurent les efforts d’horizontalisation des entreprises entrepris depuis quelques années ?
Je ne crois pas qu’il y ait moins de hiérarchie que dans le passé. Dans les jeunes entreprises, dans les start-ups, dans la Tech, oui. Dans des entreprises du CAC40 et du SBF 120 avec un historique, il y a encore beaucoup de couches dans le millefeuille, et ce n’est pas si agile, quoiqu’on en dise. Je pense cependant que le sujet n’est pas forcément celui de l’horizontalité, mais de la gouvernance, car les décisions et indicateurs de succès partent du chef d’entreprise. Dans mes discussions avec les dirigeants, je prône souvent les « 3P » (People, Profit et Planet, dans cet ordre) : les collaborateurs, clients, parties prenantes et fournisseurs avant tout ; le profit, parce qu’une entreprise se doit de bâtir une croissance durable ; la planète, parce qu’il y a un besoin pressant de décarboner l’économie. On a besoin de moins de personnes dans l’automobile et la construction de logements neufs que dans la rénovation de logements, l’agriculture ou la transition écologique. Pour transférer les talents de l’un à l’autre, l’idée est d’arriver à déterminer où se trouvent les besoins.
Les entreprises sont-elles prêtes à embaucher des personnes en reconversion, loin de leur étiquette initiale ?
Oui, sur les métiers « en tension ». Sur un métier avec beaucoup de candidats, on prend le plus qualifié, le plus diplômé, le plus expérimenté. Il y a chaque année en France 80 000 postes non-pourvus dans le numérique, et il manque 900 000 codeuses ou codeurs à l’échelle européenne. Sur ces postes, les dirigeants sont prêts à engager des gens en reconversion, tant qu’ils sont compétents et enthousiastes. Il faut aligner en permanence ce qu’on sait très bien faire, ce qu’on aime faire, et là où il y a un marché, sachant que le marché et les besoins évoluent sans cesse. On n’est pas bon toute sa vie dans le même domaine, on peut se reformer, j’en suis un exemple typique. J’ai travaillé 20 ans dans le marketing et la communication, j’interviens aujourd’hui dans le recrutement et la prospective. Les diplômés EDHEC ont par ailleurs une culture très entrepreneuriale – une école fondée par des entrepreneurs pour des entrepreneurs – et possèdent un réseau extrêmement fort.
Quand on est aujourd’hui en formation initiale, le métier qu’on exercera en 2035 n’existe pas encore dans 85% des cas. Les métiers changent-ils à la même vitesse que les compétences ?
Au fond, un métier c’est d’abord un portefeuille de compétences. Pour passer d’un métier à un autre, il faut regarder les compétences – hard skills et soft skills, donc savoir-faire et savoir-être – en commun dans les deux métiers, et celles qui nous manquent pour faire le métier cible. Un savoir-faire avait une durée de 20 ans dans les années 1970. On avait un diplôme, une étiquette, une carrière relativement linéaire, et on faisait éventuellement un virage à mi-parcours. Aujourd’hui, une compétence technique dure entre 12 et 18 mois. On ne peut plus capitaliser sur des compétences techniques, il faut se former tout au long de sa vie. Le savoir-être, qui regroupe le leadership, le travail en équipe, la prise de parole en public, l’esprit de synthèse et l’agilité dans un environnement mouvant, se bonifie avec le temps. Il y a aussi une prime à l’extériorité, donc on a tout intérêt à mélanger les générations dans le cadre professionnel.
Comment peut-on promouvoir dès l’enseignement secondaire cet effet d’obsolescence accélérée des métiers ?
Déjà, il faut rassurer les collégiens, les lycéens, et leurs parents. Le stage de troisième est quelque chose d’absolument formidable. Je ne crois qu’au « vis ma vie », à l’expérience. Si l’on veut être fleuriste, il faut aller voir son fleuriste et y passer une semaine pour se rendre compte qu’il a la plupart du temps les mains dans l’eau et qu’il se pique avec des épines de roses. Si l’on veut être pâtissier, il faut être prêt à faire plusieurs centaines de fonds de tartes tous les matins, c’est différent de la pâtisserie du dimanche à la maison. Cependant, les inégalités sociales continuent malheureusement à sévir. Il est plus facile de sortir de sa coquille quand on a un réseau connecté, d’autant que le stage de troisième est souvent issu du réseau des parents. Il faut quand même souligner que d’après l’OCDE, pour passer des 10% de revenus les plus bas (dernier décile) au revenu médian, en France, il faut 6 générations. C’est quasiment l’un des pires de l’OCDE. La deuxième complexité, c’est que tant que les mathématiques resteront une spécialité dans le cursus scolaire, tant que 30% des lycéens à la fin de la seconde arrêteront les maths, on aura un énorme problème pour orienter les jeunes vers les métiers du numérique, très axés sciences.
Ta mission à Colibri Talent est-elle donc de « lire » dans l’expérience des dirigeants pour visualiser les fonctions qu’ils pourraient occuper à l’avenir ?
J’écoute les dirigeants pour comprendre leurs besoins, que je confronte à une fiche de poste ; si les compétences ne correspondent pas, on envisage la mobilité professionnelle. C’est la dimension recrutement, qui se complète avec la dimension prospective : j’échange avec des gens, je leur tends le micro du podcast, je fais des interviews quand j’écris des livres... Je ne lis certainement pas dans le marc de café ! J’aime que mes intuitions se confrontent au terrain et que les univers se rencontrent. Des start-uppers, des chercheurs, des chefs d’entreprise, des militaires peuvent avoir des visions très différentes, tout en se retrouvant sur certains points. L’Armée, auprès de laquelle je me suis beaucoup impliquée en mécénat de compétences ces dernières années, est la seule institution qui fasse changer de métier tous les 2 ou 3 ans. Elle y arrive avec 200 000 personnes, grâce à la formation. Sur toute une carrière, un militaire peut passer entre 5 et 8 ans en formation. Donc c’est possible et industrialisable. On peut se reformer plus facilement quand on a un projet auquel on croit. Il faut faciliter les transitions douces qui permettent de se reconvertir tout au long de la vie, afin d’éviter des situations de « mise en échec » ou de licenciement car votre emploi a disparu. En fait, on n’est pas propriétaire de son job, mais on est responsable et redevable de ses compétences. Il faut anticiper le coup suivant, c’est une construction continue.
Les Métiers du futur (2019) a été édité aux Éditions First.
Emploi 4.0 (2021) est paru aux Éditions Atlande.
Pour contacter Isabelle : sur LinkedIn ou par mail (isabelle.rouhan@gmail.com)
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