Interview croisée : Laurent Saint-Martin et Guillaume Richard, deux EDHEC au comité de surveillance du Programme d'investissements d'avenir
En matière d’innovation, le gouvernement français mène des actions peu connues du public. Le Programme d’investissements d’avenir (PIA), né en 2010, met à disposition pour sa quatrième « promotion » 20 milliards d’euros sur quatre ans au service de la société de demain. Secteurs porteurs et réalité des territoires, dans le public comme dans le privé, sont ainsi discutés par Guillaume Richard (EDHEC Master 1996) et Laurent Saint-Martin (EDHEC Master 2009), deux diplômés reconduits au comité de surveillance du PIA. Nous avons voulu en savoir plus sur leur implication dans cette phalange stratégique au service des générations futures...
Pouvez-vous chacun présenter votre poste et la façon dont l’innovation s’y rattache ?
Guillaume Richard : Je suis président et fondateur du groupe OUI CARE, dont les principales marques sont O2 et Apef, parmi une dizaine de marques de services à la personne et de services à domicile pour les particuliers qui opèrent en France et à l’international. Nous avons environ 18 000 collaborateurs, essentiellement pour des prestations de ménage et repassage, garde d’enfants, accompagnement de personnes âgées ou handicapées, jardinage et travaux à domicile. L’innovation intervient sur tout le spectre, elle n’est pas cantonnée qu’à des domaines techniques, technologiques ou industriels. Les innovations peuvent être digitales, il peut s’agir d’innovations de services, d’innovations de procédés ou encore d’innovations dans la gestion des ressources humaines. Il y a beaucoup d’entreprises de services dont les innovations fortes sont venues des procédés, comme Airbnb (plus valorisé qu’Accor sans posséder d’hôtels), Uber (qui n’a ni un seul taxi ni un seul salarié) ou Google. Une des grandes forces d’Amazon, c’est la gestion du Cloud. Tous les procédés qu’ils ont mis en œuvre ont beaucoup plus d’impact que des ruptures technologiques. Trop souvent, la France a su créer des technologies pointues et performantes (Rafale, Concorde ou même Minitel), mais que nous n’avons jamais été capables de vendre. Réfléchir les choses par rapport à leur usage et leur marché, c’est ce que j’essaye d’apporter au sein de ce comité de suivi des investissements d’avenir.
Laurent Saint-Martin : Je suis député du Val-de-Marne et rapporteur général de la commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire à l’Assemblée nationale. L’innovation dans mes fonctions peut être abordée du point de vue de la politique publique, avec les notions de compétitivité hors-prix et d’investissements pour créer la croissance de demain. Mais elle est aussi très liée à mon parcours personnel. J’ai commencé ma carrière chez Oseo (NDLR, à l’époque une filiale de Bpifrance) en 2010 à Lille, en tant que chargé d’affaires et d’innovation. Je finançais des petites PME qui avaient des projets de recherche et développement, d’innovation incrémentale… J’ai toujours considéré que la complémentarité des investissements publics et d’entreprise était le meilleur vecteur d’emploi, de croissance, et globalement d’accélération pour la prospérité de notre pays. C’est quelque chose que je n’ai jamais quitté. Lorsque je suis entré en politique, j’ai eu un regard un peu plus de « décideur public » sur la notion de l’innovation. J’ai notamment participé au calibrage d’outils fiscaux tels que le crédit d’impôt recherche, qui est un très gros levier d’incitation à l’innovation en France. Notre économie reste assez puissante en la matière grâce à une recherche et à des ingénieurs de très haute qualité.
En ce qui concerne le comité de surveillance du PIA, comment décidez-vous des subventions pour les projets proposés ?
GR : Nous sommes là pour évaluer les projets qui sont présentés, nous n’avons pas une voie décisionnelle sur les orientations et sur les investissements qui sont faits. Nous contrôlons l’intelligence de la procédure et établissons des préconisations pour la suite. Il s’agit de dizaines de milliards d’euros qui sont répartis sur des milliers de projets différents. Nous n’aurions pas le temps de regarder tous les projets, mais il s’agit plutôt d’un suivi et d’une analyse a posteriori au moyen de rapports qui sont fournis, plutôt qu’une intervention a priori.
LSM : Absolument, c’est un outil de gouvernance. En ce qui concerne le côté « élus », il y a quatre parlementaires ainsi qu’un président de région et des personnalités « qualifiées », dont Guillaume fait partie, avec d’autres représentants de l’entreprise et de l’enseignement supérieur. Il s’agit davantage d’un cercle de réflexion sur les orientations stratégiques à mener qu’un comité d’investissement qui fonctionnerait dossier par dossier. Le SGPI (Secrétariat général pour l'investissement) est un organisme sous l’autorité du Premier ministre, il sert à appliquer une stratégie définie par le gouvernement. Nous sommes là pour nous assurer que le lien avec les différents acteurs économiques et l’ensemble de parties prenantes des investissements et innovations d’avenir est solide. Qu’il s’agisse de collectivités territoriales, d’entreprises ou d’autres acteurs, il s’agit de rappeler au pouvoir exécutif au travers de notre action de surveillance, que ce qui est fait va dans le sens des attentes du terrain.
GR : C’est ce que je disais sur le fait de ne pas forcément développer certaines technologies qui sont intellectuellement extraordinaires mais qui n’ont aucun débouché. Par exemple, l’année dernière, nous avons échangé sur le développement d’un réacteur nucléaire de 4e génération. Sauf qu’avec son temps de déploiement, la 4e génération ne sera exploitable économiquement et industriellement que dans 80 à 100 ans. Autant dire qu’il n’y a pas de sens économique ou industriel à concevoir ces réacteurs nucléaires. Nous nous assurons que le lien entre les innovations mises en œuvre et leurs débouchés économiques et industriels est réel et existe.
Est-ce que cette complémentarité entre acteurs du monde politique et de l’entreprise permet de préparer la législation en faveur de l’innovation ?
LSM : De manière générale, l’échange et la concertation permanente entre les acteurs économiques et le législateur est nécessaire. J’en suis un grand partisan. Tout ce que nous votons à l’Assemblée doit systématiquement être confronté au réel, et nous devons évaluer les politiques publiques. Cela consiste évidemment à regarder si ce qui a été voté est suivi des faits, et également de remonter l’efficacité des mesures publiques. Sur la fiscalité et les dépenses publiques, la norme ainsi créée complexifie parfois la vie des entreprises sans grande finalité. Des efforts de simplification sont alors à faire, et cela ne peut s’effectuer que dans une relation de qualité entre les entreprises et le législateur. Les partenaires sociaux et les associations ont toute leur importance.
GR : Il y a aussi un grand pan des investissements d’avenir qui concerne l’enseignement supérieur et les universités. L’université Paris-Sud, qui a grimpé de façon significative dans les classements internationaux, a été portée par les fonds d’investissement d’avenir du PIA. Il s’agit aussi d’une évaluation qui se fait dans cette partie-là. L’investissement d’avenir, c’est aussi la recherche et l’excellence académique, c’est un des pans de ce grand plan d’investissement. Les critères d’évaluation ne sont pas les mêmes que les critères économiques sur des innovations technologiques.
Qu’est-ce que l’idée de « générations futures » implique pour vous ?
LSM : Tout ce que je fais dès que je me lève le matin, je le fais pour les générations futures. C’est systématiquement l’horizon de temps des décideurs publics. Aujourd’hui à l’Assemblée, et pour de longues semaines, nous sommes en train de débattre sur le projet de loi « Climat et résilience », à partir de l’ensemble des propositions issues de la Convention Citoyenne pour le Climat. Nous sommes dans des problématiques générationnelles et prospectives, qui vont avoir un impact dans 20-30 ans et sur lesquelles la nouvelle génération est extrêmement impliquée et investie. Concernant le PIA, la notion de générations futures est intrinsèquement liée à ces types d’investissements qui sont verrouillés sur le long terme dans leur financement et leur programme. Nous réfléchissons aux marchés de demain pour les générations futures.
GR : L’objectif de ce plan d’investissement d’avenir est de renforcer des pans d’industrie ou des pans d’activité économique. C’est vraiment travailler sur le futur. La puissance publique est capable de financer des programmes dont la rentabilité économique n’est absolument pas avérée, mais sur lesquels des investisseurs privés seuls n’iraient pas. C’est très compliqué pour une entreprise de financer seule la recherche fondamentale (hydrogène vert, informatique quantique…), qui n’aboutit que 10-15 ans plus tard, d’autant que le retour sur investissement est loin d’être assuré. Le niveau d’investissement est souvent très important et le coup de pouce de l’État est souvent nécessaire. Dans les grands objectifs du grand PIA, chaque euro investi par l’État (et donc par les Français), doit être capable d’en soutenir a minima 2 en termes d’investissement privé. Il s’agit également d’un élément d’auto-contrôle de la qualité des investissements car l’État n’est pas le seul à accorder des subventions. Hormis les aspects universitaires et la recherche fondamentale, il n’y a pas d’investissement d’avenir sur lequel l’État est le seul investisseur. Il s’agit d’un effet multiplicateur non-négligeable, mais également d’un garde-fou. Si l’entreprise met 100, l’État va pouvoir mettre 50 pour aider mais ne mettra jamais seul les 150. C’est un moyen de s’assurer que les investissements ne sont pas faits sans objectifs de débouchés et cela rajoute un effet multiplicateur sur la dépense privée, qui complète la dépense publique en la matière.
Quels sont les enjeux pour les territoires en termes d’innovation ?
GR : Il y a un mouvement général de décentralisation du pouvoir économique en France, qui a été permis par la loi NOTRe (NDLR, loi du 7 août 2015 dite de « nouvelle organisation territoriale de la République », qui confie de nouvelles compétences aux régions). L’échelon régional est extrêmement adapté pour voir un certain nombre de projets d’innovation que l’on a du mal à voir depuis Paris. Les acteurs et les régions aujourd’hui ont un pouvoir économique important, sans compter la force de la proximité en région. C’est logique que les régions soient partie prenante dans ces programmes d’investissements publics.
LSM : Les montants en jeu dans l’intervention des régions par rapport à l’État, et particulièrement pendant la crise au travers du plan de relance, sont tout de même très différents. C’est une réalité de compétence et de capacité à se déployer financièrement sachant qu’elles n’ont pas toutes les mêmes capacités d’endettement. Même si les régions sont très utiles en termes de développement économique, elles restent mineures financièrement comparées au reste. La région doit être un accompagnateur économique, et pas seulement un financeur d’opérations. C’est celui qui régit l’ordre économique de son territoire qui fait le lien avec l’Europe et l’État. C’est une tour de contrôle économique qui identifie, accompagne et prospecte autour d’un projet d’innovation.
Comment liez-vous vos missions à la devise d’EDHEC Alumni, « Share, Care, Dare » ?
GR : Pour le Care, je dirais OUI CARE, bien sûr ! Dare, car nous voulons être les leaders mondiaux. Nous affichons nos ambitions depuis longtemps. Et enfin Share, car je pense que la seule façon de réussir un projet aussi ambitieux, c’est de partager les succès et le fruit de la croissance avec ses équipes.
LSM : C’est un bon triptyque pour représenter la façon dont nous accompagnons le pays dans la période actuelle. Le Care, c’est évidemment le plan d’urgence avec toutes les mesures qui ont été mises en place : l’activité partielle, le fonds de solidarité, les prêts garantis par l’État (PGE), le soutien aux plus fragiles … Le Dare, c’est le plan de relance. Le SGPI est sûrement le Dare au carré. Et le Share, c’est la redistribution des fruits de la croissance à terme. C’est le pacte collectif qu’il faut se donner, il ne peut y avoir du Share que s’il y a du Dare.
GR : Pour construire, créons la richesse puis partageons-la.
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