Interview avec Vincent Huguet (EDHEC Master 1998), co-fondateur et co-CEO de Malt
En cofondant Malt en France en 2013, Vincent Huguet (EDHEC Grande École 1998) en est naturellement devenu CEO. 10 ans et 5 pays supplémentaires (Espagne, Belgique, Pays-Bas, Royaume-Uni, Allemagne) plus tard, la plateforme de mise en relation de freelances et d’entreprises s’est érigée en leader sur son marché et a permis à de nombreux salariés à passer le cap du travail indépendant, dans la Tech comme dans les fonctions support. Entre communauté active de 450 000 « Malters » en Europe, levée de fonds de 200 millions d’euros et baromètre de tendances de société, recettes d’un succès fulgurant avec son désormais co-CEO depuis quelques mois.
Comment résumerais-tu ton poste et tes responsabilités actuelles ?
Mon titre de CEO n’a pas changé depuis 2013, mais mon rôle a beaucoup évolué ! Au début, je faisais de tout, et aujourd’hui, avec 600 personnes sur plusieurs pays en Europe, je réfléchis surtout à l’organisation de Malt sur les prochaines années. Au premier semestre 2022, je passais 50% de mon temps en entretien pour recruter, m’informer et rechercher des opportunités. Une fois qu’on a trouvé les bonnes personnes, il faut ensuite avoir la bonne organisation par rapport à notre taille, trouver un bon mélange en interne pour plonger dans le détail des sujets, sans enlever du temps aux projets stratégiques. Il y a donc d’un côté l’innovation, de l’autre la réflexion pour préparer l’avenir, et la navigation entre ces deux dimensions.
Malt, c’est une « feel good community » ?
J’aime bien l’expression ! Notre nom officiel est d’ailleurs « Malt Community ». On a une Chief Community Officer, ce qui est assez rare dans une telle organisation. Lorsqu’on a commencé il existait déjà des plateformes de mise en relation entre freelances, dont le fonctionnement, le business model et l’expérience utilisateur mettaient les freelances en concurrence. C’était supposément au bénéfice du client, mais les plateformes se sont retrouvées avec un business model où les freelances étaient prêts à être payés très peu cher – donc plutôt en Asie – avec de très petites entreprises aux États-Unis ou en Europe. Chez Malt, on s’intéresse plutôt aux freelances de haut niveau, qui n’ont pas besoin de se battre pour une mission, et aux moyennes et grandes entreprises, qui certes vont regarder les prix mais avant tout la qualité du service. Airbnb a réinventé les codes de la marketplace en créant justement une communauté – en particulier côté hôte – avec des événements, et c’est ce qu’on fait depuis nos débuts. On est partis de la communauté et du besoin des freelances – trouver des clients de qualité, être payés rapidement, ne pas se sentir seuls – pour que la demande vienne naturellement derrière, comme dans tout marché de pénurie où l’offre existe. C’est ce point qui a tout de suite fait notre différence et sur lequel on insiste énormément.
Malt a-t-elle été développée de sorte à changer le regard extérieur sur le freelancing ?
Oui, complètement, et on en est assez fiers, même si c’est difficile de savoir avec exactitude l’impact sociétal qu’on a eu. Quand on a commencé, il y avait un peu moins de 600 000 freelances, tous métiers confondus, sur le marché français. Maintenant, on tourne autour d’un million. On a ouvert l’information, rendu les tarifs publics, fait d’emblée des baromètres par catégorie ou par ville, et on mène depuis 2020 l’étude de référence « Freelancing in Europe » pour les médias et les pouvoirs publics, avec le Boston Consulting Group. Malt ne s’est jamais positionnée comme syndicat des freelances. On s’est en revanche donné comme objectif de montrer que les freelances représentaient beaucoup de monde – et de plus en plus –, qu’ils avaient choisi ce statut, et qu’ils pouvaient également rencontrer des difficultés comme l'accès au crédit. Le simple fait de donner dans la transparence et de structurer a donné envie à beaucoup de gens de suivre le mouvement. Des salariés ont créé un profil, pris une petite mission, vu que ça fonctionnait, évalué combien ils pouvaient facturer, puis se sont rendu compte qu’ils n'auraient pas de problème à trouver des clients ou à être payés à temps avec un grand compte, ont ensuite développé leur réputation sur Malt, et enfin pu augmenter leurs tarifs. Ce sont des super histoires qu’on a envie de rappeler.
Peut-on parler d’une volonté accrue des travailleurs à monter en compétences plutôt qu’à s’élever dans la hiérarchie d’une l’entreprise ?
Complètement. Les entreprises doivent d’ailleurs évoluer à ce niveau-là. La Silicon Valley, dans les métiers Tech, l’a compris depuis un moment. En France, la voie dite « royale », c'est encore de devenir manager une fois qu’on a montré qu’on était très bon dans un métier. Or ce n'est pas du tout la même chose d’être manager et d’être un très bon contributeur individuel. Beaucoup de gens ne veulent pas forcément devenir manager et ont envie de rester experts sur un sujet. De plus en plus refusent de suivre des codes qui ne leur ressemblent pas et qui peuvent dans certains cas les mener malheureusement vers le burn-out. Ils choisissent le freelancing car ils ne se retrouvent pas dans le monde de l’entreprise. On parle beaucoup des bullshit jobs, mais je pense qu'on peut rester dans un métier et le faire de façon plus « artisanale ». Un freelance est proche du concret, en plus d’être transparent et exclusif avec le client. Chez Malt, on veut qu’il ait la liberté d’organiser son temps comme il le souhaite, pour revenir aux principes mêmes de ce pour quoi il le fait.
Comment se développe la cohabitation entre freelances et salariés en entreprise ?
On parle beaucoup de travail « hybride » quant à la localisation – entre télétravail et présentiel –, mais il l’est aussi quant au statut des collaborateurs. Initialement, Malt travaillait essentiellement avec des start-ups. Puis sont venus les grands groupes, qui faisaient déjà travailler des freelances par différents intermédiaires comme les cabinets de conseil. Depuis le Covid, les grosses entreprises du CAC40 se rendent compte qu’il faut penser différemment le travail, faire confiance aux salariés, accepter le travail à distance. Elles prennent aussi conscience que le freelancing est un phénomène très important et qu’il n’y a plus le choix. En Europe, aujourd’hui, environ un tiers des personnes dans les métiers des technologies de l’information (IT) sont freelances. Depuis deux ans, les entreprises viennent maintenant spontanément vers nous avec des appels d'offres, ou ont besoin d'une plateforme comme la nôtre pour le recrutement, la facturation et la contractualisation.
La cohabitation entre salariés et freelances au travail peut-elle instiller des changements au sein de l’entreprise ?
Oui, c’est contagieux, c'est pour ça que certains salariés veulent devenir freelances ! Néanmoins, je ne pense pas que tout le monde devienne freelance demain, ce n’est pas fait pour tout le monde. Il y a un certain confort à être salarié, et surtout une nécessité. Il faut les deux : d’un côté, des personnes qui amènent leur expertise à un moment et qui amènent un peu de fraîcheur; de l'autre, des personnes exclusives à une mission, proches d‘une marque, qui s'inscrivent sur la durée. Les deux parties y voient un intérêt mutuel. Les directions générales apprécient aussi de recevoir énormément de connaissances sur quelques mois grâce à cette pollinisation : les indépendants butinent de mission en mission, bénéficient de toutes leurs expériences passées en start-up, amènent des outils différents. Certains freelances rejoignent parfois même une boîte quand ils l’aiment vraiment.
La transformation digitale des entreprises est avant tout un changement de culture. Une bonne façon de le faire, c'est d'avoir justement des centaines de freelances répartis dans plein de petites équipes, qui changent l'organisation du bas vers le haut. Les clients viennent chercher les freelances pour des hard skills, mais repartent avec des soft skills.
La dimension internationale de Malt encourage-t-elle le recrutement international ?
Parce que notre positionnement est sur les freelance d’un assez haut niveau, les boîtes travailleront en majorité avec des freelances locaux, proches géographiquement et culturellement. Cependant, on voit de plus en plus sur les métiers en pénurie, des entreprises étrangères prendre un freelance en France. Une entreprise à Genève, va regarder d'abord qui est la personne, pas forcément en premier le prix. La plupart du temps, si elle va chercher en France de l'autre côté de la frontière, c'est qu’elle en a vraiment besoin. Avoir levé des fonds, être allé sur plusieurs pays à l'étranger, permet à Malt d’accompagner ses clients et de répondre à des appels d'offres, notamment européens. Cette taille critique en Europe est au bénéfice des freelances : si on arrive à couvrir plusieurs zones, les freelances pourront travailler un peu partout sur différents projets.
Le rachat de Comatch, entreprise de conseil à Berlin en 2022, a-t-il permis d’élargir les types de missions de conseil proposées par les freelances, au-delà des métiers du digital ?
L’objectif est d’abord d’être allemand en Allemagne. On peut aller beaucoup plus vite, avec déjà des clients sur place. L'autre aspect est effectivement d’avoir une verticale sur laquelle on n’était pas forcément identifiés, c’est-à-dire le conseil en management ou en management de transition, avec peut-être des profils un peu plus expérimentés et âgés. On veut passer de plateforme généraliste à multi-spécialiste, donc on veut être les meilleurs sur le design, sur la Tech, mais aussi sur le conseil en stratégie ou le management de transition.
Le marché de l’emploi est-il devenu une sorte de parcours utilisateur où l’optimisation est requise pour rester efficace ?
Oui, tout à fait. Je ne sais pas si c'est bien ou si c'est mal, mais on est chacun devenu un produit sur un marché. Les freelances en sont très conscients. Le problème qu’ont les salariés dans la même boîte depuis dix ou quinze ans, est de ne pas avoir cette capacité à se retourner. Les carrières vont aussi être de moins en moins linéaires. On fera de tout, en tant que salarié, en tant que freelance, voire les deux en même temps. C'est aussi pour ça que les pouvoirs publics, tout comme les régimes de sécurité sociale et de retraites, doivent s'adapter à cette nouvelle réalité. Chacun construit un peu plus son histoire. C'est vraiment important que les gens puissent avoir le choix, fassent de la façon qui leur aille le mieux.
La société doit-elle désacraliser ou « déconceptualiser » le travail, devenu mot-valise ?
Sans doute. Seuls 6% des salariés français se sentent engagés dans leur travail : c’est horrible de se dire qu’on ne passe pas un bon moment au travail, ce n’est pas pensable de continuer comme ça, au vu du temps que le travail nous prend. Je ne crois pas trop à un soi-disant « équilibre » entre vie professionnelle et vie personnelle. Ça voudrait dire qu’on oppose l’un et l’autre, que l’un est bien et l’autre mal. Mais en travaillant huit heures par jour, comment peut-on dire que ça ne fait pas partie de la vie ? En travaillant (au moins) autant d’heures que des salariés, les freelances sont très engagés. Il n’y a pas cette notion de subordination – presque de soumission – qu’il y a dans le code du travail français. Les entreprises se rendent bien compte qu'elles doivent penser différemment la façon dont elles engagent leurs salariés. Les gens n'ont plus envie d'être soumis à un job qu’ils n'aiment dans un lieu qu’ils n’aiment pas. Chez Malt, on a besoin de pousser encore davantage notre étude auprès des pouvoirs publics pour qu’il y ait une vraie prise de conscience. Il n’y a pas que l’emploi salarié dans la vie, il y a plein d’autres formes. Il faut penser « activité » plutôt qu’ « emploi ».
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