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Entretien avec Yann Risz (EDHEC Master 1988), EDHEC de l'année 2021

Interviews

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17/06/2021

Franco-autrichien et depuis récemment citoyen des États-Unis, Yann Risz (EDHEC Master 1988) a grandi au Congo et a vécu dans une vingtaine de pays depuis lors. D’un début de carrière chez Volkswagen (entre Allemagne, Chine et Mexique) et McKinsey (San Francisco) jusqu’à la création d’Aligned Incentives en 2015, en passant par l’Organisation des Nations Unies (New York), il a redéfini le business comme un ensemble d’opportunités permettant de mieux vivre ensemble. Pour Yann, la compréhension de l’autre est la clé. Aujourd’hui, il conseille des entreprises et institutions sur l’ensemble des risques qu’elles encourent, en termes financiers et sociétaux. Les grands enjeux de notre époque et la géopolitique ne sont jamais très loin, ce qui fait de son quotidien un terrain d’incroyables découvertes, rythmé de passionnantes collaborations.

Le prix de l’EDHEC de l’année lui a été remis lors de l’EDHEC Rendez-Vous 2021. Il nous raconte plus en détail sa philosophie et son parcours dans un entretien.

Comment as-tu réussi à construire une mobilité internationale dès ton début de carrière ?

La chance a joué un rôle, ainsi qu’une ouverture d’esprit qui permet de saisir les opportunités qui se présentent. J’avais été recruté chez Volkswagen dans la division Export, et mon chef voulait m’envoyer en Chine pour développer des logiciels pour les concessionnaires automobiles. Je n’étais jamais allé en Chine, n’avais aucune expérience en développement logiciel, et n’avais jamais mis les pieds dans une concession automobile… sa réponse fut : « eh bien il est grand temps ! ». Au final, l’expérience a été intéressante, à un moment où la Chine commençait à émerger après les années Mao. Mon manque de connaissance m’a forcé à apprendre les processus des distributeurs chinois à partir de zéro. C’était exactement ce qui était nécessaire dans cette situation. D’autres opportunités se sont présentées ensuite, notamment au Mexique et aux États-Unis. Bien plus tard, de retour au siège, j’ai rencontré des personnes de moins de 30 ans qui avaient régulièrement rendez-vous avec le PDG de Volkswagen. Il y avait quinze échelons entre le PDG et moi, et j’ai découvert qu’ils travaillaient chez McKinsey, organisation dont je n'avais jamais entendu parler. L’idée de développer une expertise non pas sur un sujet mais sur la résolution de problèmes en général m’a intrigué. J’ai donc suivi les conseils du directeur des Ressources Humaines : j’ai fait un MBA pour pouvoir finalement intégrer McKinsey à San Francisco, en Finlande, à Singapour, en Malaisie et en Australie. Cette tendance à me lancer dans de nouveaux projets ne m’a jamais quitté. Ce n’est pas toujours facile, le prix à payer est de souvent se sentir incompétent dans ses missions.

Ton MBA à Harvard Business School portait sur les questions environnementales. Sentais-tu déjà à l’époque le potentiel du secteur ou était-ce un centre d’intérêt ?

Je ne ressentais pas particulièrement le potentiel, mais les questions sociétales m’avaient toujours intéressé. Je vois ma vie comme trois cercles concentriques qui se construisent les uns sur les autres, plutôt qu’en progression linéaire : un cercle central d’idéal, un cercle business et un cercle sociétal.

Le premier cercle correspond donc à l’idéal et à une certaine conscience des enjeux sociétaux. Je suis né et j‘ai grandi en Afrique au moment de la décolonisation. Mes parents voulaient explorer le monde et sont restés 12 ans au Congo. Nous passions des mois dans des villages reculés pour tourner en famille des documentaires sur les bouleversements sociaux. L’époque était pleine d’aventure et d’espoir, mais elle restait dure. Beaucoup d’amis de mes parents participaient à la guérilla, certains ont été emprisonnés. Au dîner, les discussions politiques étaient vives et passionnées ; enfant, je n’en comprenais qu’une partie, mais elles m’ont marqué. Plus tard, j’ai continué à explorer le monde.

Le deuxième cercle, c’est le monde des affaires. J’ai acquis des outils et de nouvelles manières de penser. Deux principes me paraissent maintenant essentiels : d’abord, construire ses stratégies à partir de ce qui motive les personnes concernées ; puis, trouver le bon équilibre entre la créativité et la data pour la prise de décision. Mais finalement, j’ai voulu revenir à ce qui m’intéressait, à savoir les enjeux sociétaux ; le business juste pour le business a commencé à me paraître un peu vide de sens.

Mon troisième cercle est à l’intégration des deux premiers : c’est aborder les questions sociétales avec des outils analytiques du monde des affaires. En construisant à partir des deux premiers cercles, mon objectif était de développer en profondeur des solutions hybrides qui prenaient en considération les motivations des différents acteurs. Voilà maintenant 17 ans que je navigue dans ce troisième cercle : d’abord en travaillant pour l’ONU, puis à travers mes activités d’entrepreneur.

Parmi tes nombreuses collaborations, il y a celle avec le célèbre économiste CK Prahalad…

J’ai effectivement eu la chance de rencontrer CK Prahalad à New York quand je travaillais pour la commission sur le secteur privé et le développement à l’ONU. La commission rassemblait quinze hauts responsables – des hauts dirigeants comme les PDG de HP et McKinsey, des chefs d’État tels que le Premier ministre canadien et le Président mexicain, et des universitaires comme CK. Pendant un an, nous avons réfléchi ensemble sur la façon dont le business pouvait s’impliquer sur les questions sociétales et le développement économique. Nous avions carte blanche pour discuter avec des intellectuels, des leaders de la société civile ou des entrepreneurs du monde entier, en vue de la rédaction d’un rapport final. Le livre The Fortune at the Bottom of the Pyramid, de CK, l’a conforté dans le top 10 des « penseurs » du management. Il a montré aux entreprises que les 4 milliards de personnes vivant dans la pauvreté pouvaient constituer un marché attractif dans lequel il était intéressant d’investir. Après la commission à l’ONU, nous avons lancé The Next Practice, un cabinet de conseil qui proposait de nouveaux business models aux entreprises, qui répondaient aux marchés à la base de la pyramide. J’ai beaucoup appris au contact de CK, et c’est une grande tristesse qu’il soit parti aussi tôt.

Penses-tu que la transformation du business passe par la collaboration avec des acteurs très différents, au-delà des opérationnels ?

Il suffit de voir comment la famille Médicis a rassemblé des spécialistes et artistes de milieux très différents. Ce qui en est ressorti, c’est la Renaissance.  Sans bien sûr nous comparer aux Médicis, les défis sociétaux qui nous animent chez Aligned Incentives demandent un travail commun entre scientifiques, économistes, data scientists, experts financiers et développeurs logiciels. Nous sommes une petite structure, donc nous avons appris à construire des réseaux de talents partout dans le monde. Notre noyau dur est très petit pour la taille de notre activité. Ce modèle est peu commun, mais je suis convaincu que les larges réseaux, mettant en commun les connaissances et les talents, appellent à plus de créativité et de valeur ajoutée pour nos clients. 

Avec CK Prahalad, nous abordions les inégalités sociales. C’était en côtoyant des personnes qui n’avaient pas la même culture, les mêmes origines ou ne venaient pas du même contexte social, qu’on pouvait vraiment penser autrement. Une grande chaîne de distribution qui travaille par exemple avec des réseaux non-officiels de femmes dans toute l’Inde, jusqu’aux zones rurales, gagnerait à les impliquer dans le développement de solutions qui seront le modèle de demain.

En quoi consiste précisément ton activité chez Aligned Incentives ?

Aligned Incentives est une société SaaS (NDLR, « software as a service ») qui quantifie en data les impacts sociétaux et les risques financiers inhérents à 2000 critères. Si on prend l’exemple d’une entreprise de restauration rapide, quels sont les impacts de l’élevage animal dans la chaîne d’approvisionnement ou des déchets créés dans les restaurants, en termes de gaz à effet de serre, de déchets ou de consommation d’eau ? Si les températures continuent à augmenter sur Terre, quel sera l’impact sur l’élevage ? Quels sont les risques d’investir dans cette entreprise de restauration rapide ? De quels outils a besoin le responsable de la logistique « salade » pour comprendre les risques financiers du dessèchement des sols ?

Nos clients vont du US Department of Defence à McDonald’s, en passant par HP. Sur la plupart des sites des grandes entreprises, on peut lire sur la page d’accueil que ce qui est bon pour la société est en bon pour le business. Quand on gratte un peu, on se rend rapidement compte qu’il n’y a pas grand-chose derrière, que c’est vide de sens. Chez Aligned Incentives, nous fournissons des outils analytiques qui permettent aux organisations de vraiment intégrer les questions sociétales – réchauffement climatique, eau, émissions toxiques, impact social – à leur stratégie, et ainsi développer un avantage concurrentiel.

Comment rends-tu ton analyse lisible pour les entreprises ?

Aucune entreprise ne pourrait imaginer travailler sans un système de comptabilité financière. Chaque année, les entreprises divulguent leur compte de résultat et leur bilan. Nous fournissons en fait un système de comptabilité « sociétale » à nos clients et aux investisseurs, à partir d’une granularité de données à tous les niveaux, pour parler aux directions commerciales, financières et logistiques. Notre plateforme SaaS va par exemple anticiper de 10 ans l’achat de cheptel bovin en fonction des risques environnementaux et financiers, à la fois dans le scénario où le réchauffement climatique se poursuivrait au rythme actuel et dans le cas où on parviendrait à éviter une catastrophe climatique. Comment le réchauffement climatique et les pénuries d’eau affectent l’élevage bovin ? Faudrait-il penser à des alternatives à la viande ? Notre projet parle une langue des chiffres financiers comprise de tous, y compris de personnes qui ne se soucient pas trop de développement durable.

En quoi crois-tu, dans le monde d’aujourd’hui ?

Je crois d’abord en la reconnaissance. Notre planète est un tout petit miracle dans ce vaste univers sombre et froid. On a tendance à oublier la chance qu’on a d’être tout simplement vivant. Cela peut sembler un peu mièvre, mais je tire beaucoup de joie à regarder la nature qui m’entoure. À un autre niveau, il y a aussi l’aide spontanée et désintéressée qu’on reçoit tout au long de la vie, de la part de la famille, d’amis et de collègues de travail. Plus je prends de l’âge, plus je sens que je leur suis redevable de cela, et plus je me rends compte que je ne les ai pas suffisamment remerciés.

Ensuite, il y a la résilience, le fait de se relever après une chute. Un jour, une collègue m’a dit : « Quand tu crois avoir été très bon, tu n’as en général pas été si bon que ça ; quand tu crois avoir été mauvais, tu n’as en général pas été si mauvais que ça ». C’est tout à fait vrai, dans les deux cas. Il ne faut pas se prendre trop au sérieux quand les choses vont bien, mais aussi apprendre a accepter l’échec et remonter sur son cheval quand elles vont mal… ce qui est plus facile à dire qu’à faire !

Je dirais aussi l’avantage d’interagir avec des gens très différents de moi. Pas seulement en voyageant mais aussi en choisissant avec qui on vit et travaille.

Quels liens entretiens-tu avec l’EDHEC aujourd’hui ?

Ils continuent à se développer à différents niveaux. L’EDHEC fait un travail extraordinaire sur ses partenariats internationaux, jusqu’ici à Berkeley. J’apprécie particulièrement de renouer avec l’École et la direction quand des voyages sont organisés à San Francisco. Notre Country Manager États-Unis et nos ambassadeurs locaux sont aussi des points d’appui incomparables pour nous réunir.   

Pour en revenir à  la gratitude, je crois beaucoup en la solidarité avec les étudiants EDHEC qui se trouvent en difficulté financière. J’ai pu bénéficier de la générosité des autres quand j’étais étudiant ; un donateur m’avait dit de ne pas oublier d’aider quand ce serait mon tour. J’ai suivi son conseil. Récemment, j’ai été très touché de recevoir une carte de remerciements de la part d’un étudiant EDHEC.

Dernièrement, je reprends de plus en plus contact avec mes camarades de promo que je n’ai pas vus depuis longtemps. Avec l’âge et l’expérience des succès et des échecs, on se rend compte combien notre humanité nous relie tous.

Selon toi, comment le plan stratégique EDHEC 2020–2025 incarne le futur du business ?

L’EDHEC est en passe de devenir l’une des meilleures écoles pour les étudiants et les entreprises attirés par les questions sociétales, de la même façon qu’elle s’est hissée à la 4e place des écoles de commerce en France
grâce à son Master en Finance. J’aime beaucoup la posture entrepreneuriale de l’École et la façon dont elle se saisit des opportunités, comme avec EDHECinfra, suite au grand succès de la vente de Scientific Beta pour 200 millions de dollars.

La plupart des sondages montre que les nouvelles générations s’intéressent de plus en plus au développement durable, et la stratégie de l’EDHEC permet d’attirer les meilleurs talents. Surtout depuis qu’on sait que les questions sociétales ne sont pas un gouffre financier : il s’agit d’une des plus grandes opportunités de business qui existent. Elon Musk ne pourra pas dire le contraire !


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