Entretien avec Laurence Schwob (EDHEC Master 1990), Directrice du développement de France Télévisions
Avec une expérience de près de 20 ans à France Télévisions, de la direction financière au développement opérationnel des filiales, Laurence Schwob (EDHEC Grande École 1990) a vu se transformer ce groupe audiovisuel aux 5 chaînes nationales, 24 antennes régionales, 9 antennes ultramarines et services numériques qu’il est devenu aujourd’hui. Elle décrit les futures trajectoires de diversification des activités pour pérenniser ce secteur de rude concurrence, sur fond de souveraineté nationale.
Comment résumerais-tu ton poste et tes responsabilités actuelles ?
Je suis Directrice du développement du groupe France Télévisions, et en charge du déploiement d’une nouvelle activité de studio de production à Montpellier, dans le cadre de France 2030, qui vise à planifier le développement des entreprises en France. Développer ses recettes participe en effet du modèle économique présent et futur. France Télévisions a un financement mixte – et c’est sa particularité par rapport aux concurrents du secteur (TF1, M6…) –, basé à la fois sur un financement public (quote-part de TVA en lieu et place de la redevance), des recettes publicitaires et des recettes dites « commerciales » liées aux activités de production et de distribution des droits. Or, le moment économique et budgétaire actuel est complexe. TF1 et M6, chaînes privées, ont en tout cas besoin de l’audiovisuel public parce qu’il soutient et sous-tend tout un écosystème. Les allocations budgétaires ont déjà fortement diminué entre 2017 et 2022 – 160 millions d’euros cumulés –, période de Covid et d’inflation, d’où l’urgence de rechercher des ressources propres. Le secteur est globalement en mutation, mais plus encore l’audiovisuel public, du fait de sa dépendance au politique.
Quel sont les enjeux de ce nouveau studio à Montpellier ?
Au sein du budget de 350 millions d’euros consacré aux industries créatives pour France 2030 (sur un total de 54 milliards), il y a eu un appel à projets qualifié de « Grande Fabrique de l’image », dont l’objectif était de rendre compétitive l’activité de studio, pour relocaliser la production audiovisuelle en France (plutôt que d’acheter des productions étrangères), avec des studios à la pointe de la technologie, des ambitions environnementales et une attractivité économique. Nous avons candidaté avec un projet à Montpellier car nous y avions déjà un site de production pour le feuilleton quotidien de France 2, Un si grand soleil, et d’autres productions du groupe France Télévisions. Maintenant, il accueille aussi des productions hors groupe, et même bientôt le nouveau feuilleton de M6. Avec l’expertise développée sur les 4000 m2 de plateau de ce premier site, le projet nous sert à doubler notre objectif, en offrant toute une palette de services aux clients : repérages et fabrication de décors, production de décors virtuels, stockage de décors, plateaux de tournage, loges pour les comédiens, bureaux de production et de post-production. Cela permet soit de faire produire intégralement chez nous, soit de vendre, de façon séparée, un service ou un autre. Grâce à la série quotidienne, nous avons l’agilité d’expérimenter tous les jours des technologies comme le prolongement de décor virtuel, où le réalisateur voit immédiatement au tournage l’intégration de fonds virtuels dans les plans réels.
Quel est l’impact concret de ce studio en région Occitanie ?
L’Occitanie, devenue première région de France en nombre de jours de tournage de fiction, est un territoire très dynamique dans le domaine des industries créatives (Ubisoft, animation, activités de production documentaire), avec une augmentation de 15% d’entreprises créatives chaque année. Dès que nous nous y sommes installés, nous avons formé des techniciens et développé le bassin d’emploi. Il y a eu aussi un gros travail de développement économique de la métropole avec les collectivités locales. Quand on est en prise avec un territoire pour produire, on est aussi en prise avec sa population et ses transports, ce qui a valu des discussions sur la prolongation des lignes de tramway. Une entreprise citoyenne irrigue ses principes par son activité. Un euro investi dans les industries créatives, peut représenter des retombées 3 fois plus élevées, voire 6 fois en incluant le tourisme. Le secteur des industries créatives et culturelles pèse bien plus que l’automobile aujourd’hui en France !
La jeunesse bénéfice-t-elle de cet ancrage territorial ?
Tout à fait, et nous travaillons avec les missions locales et les associations pour faire connaître nos activités à des jeunes de BAC (voire moins) à BAC+10. Notre formation avec l’INA, où nous présentons chaque année, depuis 2020, les métiers de la télé à une soixantaine de jeunes en échec scolaire, a des taux de transformation exceptionnels. Nous avons noué des partenariats avec des écoles de cinéma, l’université de Montpellier, l’école ARTFX d’arts digitaux, pour rallier tous les acteurs locaux. Sur un de nos plateaux, nous avons une structure de production de contenus et d’événements Twitch. Du fait que des influenceurs soient là pour produire ce qu’ils savent produire, il y a une acculturation entre eux et nous, et ils commencent à développer des programmes avec France Télévisions. Ils ont une agilité pour aller chercher des sponsors. Ces méthodes de production nous permettent aussi de remplir un de nos enjeux majeurs d’élargissement de nos publics vers les 18-34 ans. Les jeunes ont majoritairement déserté les chaînes historiques, d’où la nécessité d’avoir des plateformes avec des modalités d’usage qui sont les leurs, et avec des contenus qui peuvent les intéresser.
Plus belle la vie (initialement sur France 3 et maintenant sur TF1), Un si grand soleil (sur France 2), Demain nous appartient et Ici tout commence (sur TF1), future production quotidienne d’M6 : pourquoi capitaliser sur les feuilletons ?
Il y a une « plateformisation » des usages, donc de la consommation de contenus à la demande, chez chacun des acteurs audiovisuels : france.tv, TF1+, CANALVOD, M6+… Pour alimenter de telles plateformes de services, il faut beaucoup de volume. L’avantage d’un feuilleton quotidien comme Un si grand soleil est de garantir 260 épisodes par an, et une mise en ligne hebdomadaire de 5 épisodes en preview. Puis, il y a la conso linéaire, c’est-à-dire sur l’antenne « normale », et ensuite le replay. Ce sont des produits par ailleurs très fidélisants, des marques attachantes. Il y a besoin d’une offre qui soit à la fois riche en diversité, mais qui assure aussi quelques rendez-vous aux volumes importants et bien identifiés. Le feuilleton quotidien est, en réalité, le produit d’appel qui permet d’attirer les spectateurs sur la plateforme de façon récurrente.
Sur quels succès peut s’appuyer France Télévisions pour l’avenir ?
Les Jeux Olympiques de Paris 2024 ont presque touché 100% de la population française, à travers une programmation intégrale inégalée. La large diffusion des Jeux paralympiques – pari que les chaînes commerciales n’auraient probablement pas pris – a aussi battu des records d’audience. Il y a eu le parcours de la Flamme, un magazine (en amont des Jeux) sur les sports moins connus, des séries documentaires, des programmes adaptés aux enfants, une offre complète sur tous les supports, ainsi qu‘un travail continu sur les réseaux sociaux, et même des lives d’influenceurs. Une réflexion est en cours sur l’héritage des Jeux (avant ceux d’hiver en France en 2030), pour essayer de garder une part de l’image et des usages créés. Nous espérons qu’au-delà du sport, France.tv pourra rayonner encore davantage.
En matière d’innovation, nous cherchons à développer une offre VR 360 france.tv, dans le sillage des casques de réalité mixte que nous avons proposés à Roland-Garros cet été. Nous ne faisons plus seulement de la télé, nous faisons vivre des expériences immersives qui peuvent se vivre à la fois derrière un écran (avec un casque) mais aussi in situ (par exemple lors de concerts), comme dans le secteur culturel. Cette jonction des technologies apporte de nouvelles manières de raconter des histoires (aspect éditorial) et un facteur d’accessibilité, notamment en touchant de nouveaux publics grâce aux progrès de l’IA pour le sous-titrage. Nous nous donnons des exigences de qualité que n’ont pas d’autres éditeurs.
Pour se différencier de Netflix ou de Prime Video, faut-il diversifier le type et le nombre de contenus, faire à la fois du mainstream et de l‘expérimental ?
Oui, et d’avoir des expériences individualisées pour chacun et pour tous, des contenus qui rassemblent. Le sport (Tour de France, Roland-Garros, championnats européens d’athlétisme et de natation…) reste un élément très fédérateur, et France TV a été l’une des premières à diffuser du sport féminin. Le rôle du service public est d’être toujours au-devant des évolutions de société, en particulier sur la diversité et l’écoproduction, d’être un média citoyen exemplaire dans ses contenus et pratiques. Étant en partie financés par de l’argent public, nous avons la mission de redonner confiance en les médias. On part d’assez loin aujourd’hui, d’où nos actions d’éducation à l’image avec l’Éducation nationale. Nous ne nous interdisons bien sûr pas de divertir – on retient souvent mieux quand on est diverti –, mais notre offre essaie d’aller au-delà. La fiction traite désormais de sujets de société, et est suivie de débats. Le décryptage, le temps long, le journal télévisé de presqu’une heure, y contribuent aussi. Il y a un vrai poids économique et de souveraineté car à travers les contenus, on véhicule ce qu’on est, au service des cultures et de la société. Nous inversons l’enjeu de l’algorithme Netflix, qui ne propose que ce qu’on a l’habitude de regarder : au lieu d’enfermer dans des pratiques et des usages, nous ouvrons les spectateurs à une offre. Après l’audit et la banque, j’ai justement choisi France Télévisions avec la conviction que la télé publique avait un vrai pouvoir, un rôle de passeur culturel au sens large.
=> Pour suivre l'évolution du studio de Vendargues (projet France 2030), suivez la page LinkedIn V Studio !
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