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Entretien avec Anne Hiebler (EDHEC Master 1994), responsable mondiale des fusions-acquisitions au Crédit Agricole CIB

Interviews

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13/02/2024

Dès sa sortie de l’EDHEC en 1994, Anne Hiebler a posé les premières pierres d’une carrière en finance d’entreprise, et plus particulièrement en fusions-acquisitions (Mergers & Acquisitions, ou M&A). Elle a pris l’année dernière la direction de ce département au sein de Crédit Agricole CIB. Métier technique ou de fine négociation humaine ? Elle nous en explique les préceptes d’aujourd’hui, à l’aune des incertitudes du marché et des impératifs environnementaux et sociétaux.

Comment résumerais-tu ton poste et tes responsabilités actuelles ?

Je suis en charge de l’activité M&A au sein de Crédit Agricole CIB. Notre équipe conseille les clients de la banque sur des opérations qui génèrent des changements d’actionnariat au niveau de la société-mère ou de ses filiales, et qui sont la traduction de choix stratégiques : recomposition d’actionnariat, acquisitions, développement à l’international, cession de filiale. Dans ma fonction, j’interviens directement, avec d’autres membres de l’équipe, sur des opérations auprès de nos clients, mais je gère aussi l’équipe afin d’assurer le bon développement de chacun, et j’interagis avec mes collègues d’autres métiers au sein de Crédit Agricole CIB pour apporter, lorsque cela est pertinent, un service plus global, avec par exemple le conseil en M&A bien sûr, mais également le financement ou le hedging. 

La phase de conseil a-t-elle lieu seulement en amont des opérations, ou aussi pendant la phase opérationnelle ? 

Dans le conseil financier, nous identifions en amont les opérations structurantes qui pourraient être intéressantes pour nos clients, nous échangeons avec eux, et une fois que la décision est prise de faire une opération, nous les aidons à la mener à bien. Pour une société qui souhaite recomposer son actionnariat, il s’agit de bien comprendre son activité, sa stratégie, ses enjeux de développement, puis d’aller chercher les bons partenaires qui vont entrer au capital. De même, pour une société qui souhaite se séparer d’une filiale, après ce même travail de compréhension, il s’agit d’identifier qui sont les meilleurs acheteurs, puis de mener un processus pour vendre cette filiale dans les meilleures conditions possibles. Nous commençons les réflexions et discussions parfois très en amont, pour des opérations qui peuvent finalement se faire 1 ou 2 ans (voire davantage) plus tard, mais notre travail de conseil s’arrête le jour de la clôture de l’opération. Plus on se positionne tôt sur une opération, mieux on anticipe les scénarios, et plus on a de chances de finaliser l’opération.

Il y a donc à la fois une méthodologie et une approche humaine en fonction de la personnalité des dirigeants. Comment mener ces 2 aspects de front ? 

Notre métier a la réputation d’être assez technique. C’est le cas, surtout en début de carrière, où les analystes et associates font beaucoup de modélisation, d’exercices de valorisation et de construction de business plans. Cette composante est importante, mais les opérations réussies sont finalement celles où les Hommes partagent les mêmes convictions et la même analyse de la belle histoire à écrire avec une société. L’absence de fit ou d’accord entre les personnes peut faire échouer certaines opérations qui ont beaucoup de sens sur le papier. Sur une opération de rapprochement industriel entre 2 sociétés qui veulent écrire ensemble une histoire créatrice de valeur, qui veulent créer des synergies, qui ont des actionnaires et des prêteurs pour financer l’opération, si chacun des dirigeants souhaite diriger le nouvel ensemble, cela ne fonctionnera pas ! Cela peut faire partie du cahier des charges de réconcilier ce type de divergences, par exemple avec une présidence tournante, mais si aucune solution de gouvernance adaptée n’est trouvée, le projet peut ne pas se faire. 

Cette « belle histoire », ce storytelling, est-il un critère décisif pour les fusions-acquisitions ? 

Oui, tout à fait. Dans notre jargon, cela s’appelle l’equity story. Quand les sociétés cotées font une acquisition importante, leur cours de bourse réagit le jour de l’annonce. La perception de l’opération se joue sur cette equity story, le rationnel stratégique, les synergies, en quoi le nouvel ensemble est plus fort que ne l’était la société dans son périmètre plus réduit avant. Une opération peut créer une déception importante si le marché n’y croit pas. Il faut absolument, dans un contexte de société cotée, que le marché comprenne l’intérêt et la création de valeur liés à cette opération. Dans le cas des fonds d’investissement, c’est un peu le même mécanisme, mais dans un contexte privé : l’equity story et sa traduction financière sont clés pour convaincre le comité d’investissement et les personnes qui approuvent l’opération. Les démonstrations chiffrées sont indispensables, mais il y a aussi tout ce qui entoure les chiffres, et la conviction portée par des éléments plus qualitatifs. Et c’est grâce à ces éléments stratégiques et qualitatifs que l’on croit aux chiffres. 

Le storytelling est-il une arme contre l’incertitude des marchés et pour booster l’opération ?

C’est un élément, mais on est toujours très vite rattrapé par la réalité. Les investisseurs croient à votre histoire si vous avez un bon track record, c’est-à-dire si vous avez démontré dans le passé que vous avez réussi à délivrer ce que vous promettiez et que vous êtes réaliste et crédible dans vos projections. Une fois l’histoire racontée, comprise et « achetée », on va très vite vous demander, trimestre après trimestre ou mois après mois, la preuve chiffrée de ce que vous avez avancé. Il est donc important de bien raconter l’histoire, tout en gardant de la justesse à ce récit. Cela ne sert à rien de vendre du rêve. 

L’intelligence artificielle et la data sont-elles des vecteurs d’évolution du secteur ?

C’est une question que nous nous posons régulièrement, car les équipes passent beaucoup de temps à traiter des chiffres et à synthétiser l’information, dont une partie est publique. Un certain nombre de choses pourraient être faites par l’intelligence artificielle mais cela pourrait se heurter à la confidentialité des processus. À ce stade, dans le M&A, nous conservons une préférence pour que la donnée, notamment confidentielle, soit traitée dans des circuits fermés, maîtrisables, grâce à des canaux traditionnels encadrant juridiquement les échanges d’informations. Les pratiques du métier n’ont finalement pas tant évolué ces dernières années, même si certains outils (les bases de données notamment) se sont modernisés, mais nous devons nous préparer à ce que cela puisse changer, tout en préservant la confidentialité.

En 2023, le nombre de fusions-acquisitions a atteint le seuil le plus bas depuis 10 ans. Est-ce le signe d’une évolution tendancielle de cette activité ?

Je ne pense pas, car le marché des fusions-acquisitions est un marché cyclique. Dès lors qu’il y a un manque de visibilité, on a plus de mal à estimer comment vont évoluer les résultats de la société qu’on veut acheter ou vendre. C’est plus difficile de lui donner un prix, et donc d’aboutir à un accord. Le point bas connu par le marché en 2023 est intervenu à la sortie d’un assez long cycle haussier depuis environ 10 ans (hors Covid), il a donc pu être perçu comme plus déstabilisant, mais cela ne doit pas nécessairement être le cas. Au début de ma carrière, à la fin des années 90, les cycles étaient peut-être plus réguliers, et nous savions que cela repartirait après 18 ou 24 mois compliqués. Les perspectives pour 2024 sont plutôt encourageantes, même s’il faut toujours rester prudent. 

Au contraire, les fusions-acquisitions pour les startups ont connu un record en 2023…

Beaucoup de startups innovantes se créent dans la Tech et le digital, domaines qui intéressent les investisseurs. Cela les aide à aller chercher de l’argent mais globalement, le marché des levées de fonds a autant souffert que le marché du M&A au cours des derniers mois. Les vendeurs continuent à avoir des logiques de prix qui prennent potentiellement en compte des taux bas alors que les acheteurs intègrent des taux de marché. Une fois que les taux baisseront et se stabiliseront, ce qui semble être en marche, il devrait y avoir plus de convergences.

Comment évoluent les fusions-acquisitions dans les secteurs couverts par le Crédit Agricole CIB (transition énergétique, transport, agro-alimentaire…) ? 

Nous couvrons l’ensemble des secteurs d’activité au sein de Crédit Agricole CIB, mais il est exact que certains d’entre eux revêtent un caractère stratégique au niveau du groupe ; par exemple, la transition énergétique et les enjeux de décarbonation de nos clients génèrent des besoins colossaux en financement et en capitaux propres (equity). Le marché a ainsi été plus résilient dans ce secteur que dans d’autres. La digitalization, la mobilité et la santé sont également des thèmes sociétaux importants, qui soutiennent donc les opérations de fusions-acquisitions. Tout ce qui est lié aux infrastructures (énergétiques, numériques ou de transport) continue également d’animer le marché du M&A et notre deal flow chez CACIB.

Les fusions-acquistions peuvent-elles se situer dans le sillage de la finance durable ? 

Les premiers produits financiers qui ont été labellisés green ou « Environnementaux, Sociaux et de Gouvernance » (ESG) étaient plutôt dans le financement, comme les obligations vertes. Des investisseurs ont développé des thèses d’investissement très centrées sur ces critères, et cela s’est propagé assez naturellement vers le M&A. En cohérence avec la stratégie ESG du Crédit Agricole et de l’évolution de son portefeuille client en ce sens, l’ESG devient également une composante essentielle des opérations de M&A. La stratégie ESG, l’ESG story, est devenue aussi importante que la fameuse equity story stricto sensu, elle en est une partie intégrante. Nous nous y mettons tous, nous nous formons. CACIB a une équipe d’experts M&A GreenTech, qui se spécialise sur des opérations à fort impact ESG, ainsi qu’une équipe Sustainable Banking, essentiellement spécialisée sur les sujets de financement, et également très pointue sur la compréhension et la définition des frameworks ESG. Nous capitalisons sur leurs expertises pour bien comprendre les enjeux, coûts et bénéfices ESG pour l’ensemble des opérations de M&A de nos clients.


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