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Bruno Dabout (EDHEC Master 1982) : « Contre l'exclusion sociale, créer de la confiance en soi et avec les autres »

Interviews

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01/12/2021

Il existe de nombreux terrains d'action pour lutter contre la pauvreté. Bruno Dabout (EDHEC Master 1982) en a emprunté un certain nombre à ATD Quart Monde, Mouvement international non-gouvernemental dont il est le délégué général depuis octobre. Au cours de sa carrière, il a vécu au cœur de quartiers dits « difficiles », de La Nouvelle-Orléans à la Thaïlande, de façon à impulser des évolutions de l’intérieur, et à faire retrouver leur dignité à de nombreuses familles en situation de précarité. Il nous a livré sa vision du vivre ensemble autour d’une discussion engagée.

Comment a eu lieu ta rencontre avec le Mouvement ATD Quart Monde ?

J’étais étudiant à l’EDHEC Business School de Lille et j'étais passionné d'entrepreneuriat et de solidarité, je voulais changer le monde. Dans le cadre d’une « bibliothèque de rue » organisée par ATD Quart Monde, j'ai commencé à accompagner des enfants du quartier de Wazemmes. Ils ne venaient pas simplement d’un milieu populaire, mais de familles exclues. J’ai tout de suite été touché par le fait de pouvoir mesurer le changement et le succès des actions à travers le regard des gens, plutôt que par les idées. Les parents voyaient leurs enfants acquérir le goût d'apprendre.

Comment la pauvreté peut-elle être définie ?

Nous avons réalisé avec l’Université d’Oxford de 2016 à 2019 une recherche participative internationale pour décrire les dimensions de la pauvreté, dans des pays du Nord et du Sud (Tanzanie, Bolivie, Bangladesh, France, Grande-Bretagne, États-Unis) avec des équipes nationales de recherche mêlant des universitaires et des militants ayant une connaissance vécue de la pauvreté. Le revenu, l'accès à un travail décent et à un système de santé d'éducation revenaient souvent, mais les témoignages mettaient aussi en avant la souffrance physique, mentale et intellectuelle de ne pas être considéré comme une personne, ainsi que la résistance au quotidien. Il ne faut pas sous-estimer non plus la maltraitance sociale et la maltraitance institutionnelle. En Haïti, des enfants meurent en bas âge de malnutrition. Quand une mère de famille voit que son enfant ne se développe pas, elle se replie sur elle-même, mais il peut arriver aussi que des voisins se moquent d'elle. Pour changer cela, il faut avoir un programme de récupération nutritionnelle, mais aussi créer la chaîne de relations entre les mères de famille, qui peuvent s’épauler les unes les autres. La maltraitance institutionnelle peut par exemple survenir quand des enfants sont séparés de leurs parents sur décision d’un juge pour des questions de carence éducative. Le droit de visite aux parents est médiatisé, donc constamment sous un œil extérieur ; cela rend encore plus difficile le développement de relations parents-enfants harmonieuses.

L'accès à l'éducation et au savoir est-il une arme qui puisse faire disparaître les inégalités sociales et la pauvreté ?

Je dirais plutôt l'accès à une éducation de qualité. Même des enfants brillants ne sont pas sûrs d’acquérir une formation professionnelle. L’échec scolaire peut naître de l’instabilité de la vie de famille et des expulsions de logements. Nos sociétés ont fait des progrès ces 20 dernières années pour que les enfants accèdent plus nombreux à l'école, mais il y a encore trop d'enfants scolarisés qui apprennent peu. À l’école, le savoir et le courage de la famille et d’un milieu devraient être respectés et reconnus. Il y a encore énormément de préjugés réciproques. Quand mes enfants étaient au collège dans un quartier multiculturel de Paris, les parents d’élèves avaient peur que les enseignants ne s’occupent pas assez bien de leurs enfants, et les enseignants avaient peur que les parents ne s'occupent pas de leurs enfants. Certains parents n'osaient pas venir aux réunions, et les enseignants ne comprenaient pas pourquoi les parents ne venaient pas. C'est ce genre de choses qu'on peut vraiment changer en habitant dans le quartier, il faut un élan collectif. Le plus important est de créer de la confiance en soi et avec les autres. La libération de la parole est un point de départ essentiel. Et tant qu’on ne croit pas un changement possible, il est impossible que ce changement survienne.

L’accès aux études supérieures est-il facilité si cette confiance et cet élan sont construits dès l’école primaire ?

Cela prend du temps. Dans les endroits où nous avons eu des relations de proximité avec des familles, nous avons souvent réussi à faire passer le bac au dernier enfant. Même si les autres enfants n’arrivaient pas au CAP, cela ne voulait pas dire qu’on n’avait pas réussi des choses ensemble. Tout dépend de la réussite des interlocuteurs du quartier des familles et d'une équipe. Trouver un premier travail est une étape importante, mais il y a d’autres étape ensuite. Les employeurs doivent leur donner une chance. Je suis particulièrement fier d'un enfant à qui nous avions fait faire de la photo quand il était pré-ado, et qui est devenu photographe. Un autre, issu d’une famille avec une longue histoire de pauvreté, est devenu un peintre reconnu. Il a passé le concours d'entrée de l'École des Beaux-Arts en apportant ses peintures sur des cartons de récupération. Il avait le talent et a eu l'occasion de s'exercer et d’apprendre à ATD Quart Monde. Cette rencontre, cette présence et cet enracinement peuvent se faire dans des quartiers très pauvres. Toutes sortes de talents peuvent émerger, et pas seulement dans le sport et l’art.

Qu’est-ce que les diplômés d’école de commerce peuvent apporter à ces projets ?

Quand j’ai soutenu mon mémoire de fin d'études sur la politiques des entreprises de Roubaix-Tourcoing avec les travailleurs non-qualifiés, donc un vrai sujet d’entreprise, un enseignant m'avait dit que j’aurais dû être éducateur, ce qui montre un peu le gouffre qui existait sur ces sujets. J'ai construit la dimension administrative et financière d‘ATD Quart Monde sur une dizaine d'années. J'ai alterné entre des missions de soutien aux équipes, de levée de fonds, de gestion de projets, de réflexion stratégique et éthique. Il faut savoir économiser, mais aussi créer de la fierté dans les dépenses. Nous avons essayé de construire une organisation très horizontale où les personnes qui cherchent l'argent ne sont pas celles qui dirigent l'action. Il y a de l'intelligence collective à construire. Ce que j'ai appris à l’EDHEC m’a beaucoup servi à la fois au niveau technique et humain : construire une organisation, oser entreprendre et créer des rencontres et des alliances auxquelles, au départ, personne ne croyait. Un autre aspect, c’est créer du travail, trouver des accords avec des artisans ou des entreprises, mais de manière à ce que les personnes puissent faire leurs preuves, parfois rater, mais vraiment obtenir plusieurs chances. À New York, nous sommes en train de tenter de lancer un écosocio-business, une entreprise de traitement de déchets électroniques qui embauchera des jeunes parents et organisera une pré-école associée, pour permettre à des personnes issues d’un milieu de pauvreté de travailler et d’offrir le meilleur à leurs jeunes enfants.

Comment résumerais-tu ton poste et tes responsabilités actuelles ?

Je suis délégué général ; je travaille avec deux délégués généraux adjoints. Une équipe de délégués régionaux soutient directement la centaine d'équipes d’ATD Quart Monde à   travers le monde. Nous avons aussi un centre international avec des équipes portant des responsabilités de soutien transversal sur la communication, le plaidoyer international, de soutien en finance et administration, de soutien à l’évaluation des actions. La délégation générale nomme des personnes dans un ensemble de missions clés. Nous organisons aussi les changements de mission entre régions du monde pour les volontaires permanents. La gestion de personnel et la création de parcours de longue durée sont très présentes. Dans quelques endroits où il y a une grande insécurité, nous téléphonons chaque semaine aux équipes pour prendre des nouvelles, s’assurer qu’ils ne sont pas dans la peur. Nous sommes aussi à l’écoute de ce que disent les familles sur place, les enseignants, directeurs d'école, médecins dans les hôpitaux, entrepreneurs, personnes de la société civile, et l’ambassade de France. Avec ces indicateurs, nous devons parfois dire à une équipe de rentrer ou du moins quitter le lieu où elle se trouve. Aller à la rencontre des gens, voir leur courage et ce qu’ils réussissent ensemble, c'est passionnant. Il y a aussi l’aspect financier : trouver l’argent et investir dans des projets innovants. Certains projets sont risqués et nous placent en première ligne. Nous prenons le temps de construire des orientations d'actions au niveau de chaque pays et de chaque quartier.

Quel est le profil idéal pour s’engager dans le Mouvement ATD Quart Monde ? 

Nous avons une base de 400 volontaires permanents, et des dizaines de milliers de personnes qui ont des engagements durables bénévoles ou avec une petite indemnité ou des remboursements de frais. En France ou dans des pays similaires, les permanents touchent environ le SMIC. Dans les pays très pauvres, la rémunération est plutôt celle d'un enseignant ou du personnel de santé. Nous pratiquons une égalité de rémunération dans un même pays, indépendamment des métiers et compétences. Nous remboursons un voyage par an aux expatriés, parfois plus si les lieux sont difficiles, afin de permettre une respiration aux équipes.

Beaucoup de volontaires permanents viennent pour un an, puis s’y plaisent, rebondissent de projet en projet, de mission en mission, jusqu’à parfois nourrir une vie entière. C’était mon cas. Nous cherchons à recruter des personnes solides et motivées, et qui ont un métier dans les mains ou une solide expérience de travail. Ensuite, le métier est toujours à réinventer.

Comment vois-tu évoluer l’engagement aujourd’hui chez les jeunes diplômés ?

Aujourd’hui, des générations de jeunes adultes cherchent du sens à leur travail, même s’ils ne cherchent pas tous quelque chose d’aussi radical qu’ATD Quart Monde. Il y a des défis passionnants à vivre pour différents styles de personnes. Tout le monde n'est pas forcément obligé d'aller en Haïti ou en République Démocratique du Congo ! Il y a en tout cas un changement générationnel et des prises de conscience. Beaucoup de gens n’ont plus du tout envie de travailler dans une entreprise qui place son argent dans des paradis fiscaux et a des pratiques scandaleuses dans des pays où elle n’est pas tenue de respecter la loi. Les jeunes générations n’acceptent pas la corruption que ce soit dans le milieu politique ou dans les pratiques d’entreprises. Après, les changements institutionnels prennent beaucoup de temps. Les grandes entreprises se rendent compte que pour recruter leurs profils cibles, elles doivent être éthiquement correctes, cesser le greenwashing et faire plus que donner l'apparence d’une politique juste.

Quelques membres d’ATD Quart Monde étaient présents à la COP26 de Glasgow. Quel a été leur rôle ?

À la COP 26, nous avons cultivé et labouré, nous nous sommes fait des contacts, mais ce n’est pas le genre de moments où on obtient des choses extraordinaires sur le lien entre justice sociale et justice environnementale. À la COP21 de Paris en 2015, nous avons réussi à faire découvrir aux associations environnementales l'enjeu de la lutte contre la pauvreté. Elles ne se rendaient pas forcément compte que les personnes et familles en situation de pauvreté étaient souvent défavorablement touchées par les politiques environnementales. Les plans de lutte contre le changement climatique ne sont pas pensés avec elles. Nous avons gagné quelque chose d'énorme à l’ONU en 2015 avec l'adoption des objectifs de développement durable qui incluaient l'orientation transformatrice « ne laisser personne de côté », signifiant atteindre d'abord les plus éloignés. Les sommets sont l’aboutissement d’un grand travail de préparation en amont. Pendant 4 ans, nous avions organisé des petits-déjeuners à New York avec des représentants des États et des ONG. Nous leur avions offert un espace où ils pouvaient se parler librement sans être pris dans des défenses de position. Même s’il y a encore du chemin à faire et des changements en cours, je reste optimiste. J’espère que la jeune génération éduquée pourra entreprendre là où il y a des situations environnementales graves, car il y a vraiment des projets économiques de transition écologique à penser, mener et évaluer avec les populations en situation d’extrême pauvreté.


Plus d'infos sur ATD Quart Monde : https://www.atd-quartmonde.fr/

Pour soutenir ATD Quart Monde : https://www.atd-quartmonde.fr/on-a-tous-le-don-dexperimenter/


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