Interview de Cédric Manara (professeur à l'EDHEC Business School et membre du LegalEDHEC Research Center ) et Christophe Roquilly (professeur et directeur du LegalEDHEC Research Center) qui viennent de publier dans la revue Recherche et Applications en Marketing (2011, volume 26, n° 3, pages 93 à 116) une étude sur le « Le risque d’érosion du capital-marque sur les médias sociaux : efficacité et limites des instruments juridiques ».
Si les médias sociaux permettent le développement du capital-marque des entreprises, ils représentent également un danger avec les opinions et commentaires négatifs des consommateurs. Le droit propose des solutions. Vous avez étudié les conditions générales d’utilisation de dix médias (Facebook, Twitter, YouTube…). Quels sont les résultats de votre analyse?
Les médias sociaux dont nous avons étudié les règles comptent chacun des dizaines de millions d’utilisateurs. Pour comprendre comment y gérer sa marque, il faut d’abord connaître avec précision quelles sont les règles qui s’y appliquent et comment… de la même manière qu’une entreprise va d’abord chercher à connaître le cadre juridique d’un marché étranger avant de s’y implanter. La comparaison d’un média social avec un Etat n’est d’ailleurs pas dénuée de pertinence : il existe des régimes forts et d’autres plus « démocratiques » en matière de protection des marques.
Les médias sociaux que nous avons étudiés se donnent le droit de supprimer d’eux-mêmes des contenus portant atteinte à des marques. Dans notre étude menée entre avril 2010 et avril 2011, nous avons observé qu’ils n’exerçaient pas ce pouvoir. Depuis lors, on trouve au moins un exemple contraire : Facebook a supprimé la page d’une société Merck pour la transférer à une société homonyme (un contentieux est en cours*). Pour la plupart, ils interdisent l’usage de marques dans des conditions plus strictes que celles prévues par la loi, parfois par des règles imprécises. Les moyens que déploient les plateformes pour répondre aux demandes des titulaires de marques sont très différenciés, ce qui a des effets concrets : quand il n’a que peu d’employés pour traiter ces demandes, le média social semble plus strict et faire droit aux demandes, même excessives.
Les différences que l’on peut observer entre les conditions générales d’utilisation des différents médias sociaux de notre échantillon (plus ou moins draconiennes, plus ou moins explicites sur la question de l’atteinte au droit de marque) sont vraisemblablement liées à certains facteurs : « l’origine pays » du média social : Etats-Unis, France, autre ? La personnalité des fondateurs ; la culture de l’entreprise, etc. Cela mériterait une plus ample analyse pour vérifier quels sont les facteurs pouvant influencer le contenu des conditions générales d’utilisation.
Les entreprises peuvent également mener des actions parajudiciaires. Pouvez-vous nous présenter les solutions existantes ?
Comme le savent les praticiens, il est parfois possible d’obtenir le retrait par son auteur d’un contenu en ligne dont il est estimé qu’il porte atteinte à la marque. Si l’auteur ne s’exécute pas, ou n’est pas identifiable, il est possible de se tourner vers la plateforme hébergeant le contenu, qui devra le retirer s’il est illégal (ou alors elle en assume la responsabilité). Les praticiens connaissent le taux de succès de leurs propres notifications. Mais quel est le taux général de succès ? Et l’envoi de ces requêtes ne risque-t-il pas d’engendrer plus de résistance de la part de l’auteur du contenu, ou la duplication de ce contenu ? Nous avons observé que la volonté de suppression d’un contenu dont il est allégué qu’il porte atteinte à une marque a le plus souvent pour effet le maintien ou la multiplication de ce contenu. Le recours à des actions parajudiciaires doit nécessairement intégrer ce caractère viral. On est loin du « droit à l’oubli » !
Il y a enfin le recours judiciaire. Quelle est la tendance jurisprudentielle ?
Nous avons exhumé l’ensemble des actions judiciaires, même inédites, engagées contre des auteurs de blogs, de forums, etc. (travail conséquent !). Alors que des sociétés les attaquaient pour obtenir sanction suite à des propos qu’elles estimaient dommageables, notre analyse statistique montre qu’elles n’ont eu gain de cause que dans un cas sur trois. Ce qui amène à s’interroger sur l’opportunité d’engager des actions en justice à cet égard ! Ceci étant dit, le recours – systématique ou au moins fréquent – à l’action judiciaire peut aussi s’inscrire dans la « politique générale juridique » du titulaire de la marque. L’action judiciaire peut être médiatisée et l’entreprise peut s’en servir comme d’un instrument de communication. Ce n’est pas tant la crainte que cette action judiciaire pourrait créer dans l’esprit des potentiels « fauteurs de trouble » qui motive l’entreprise, mais le signal qu’elle veut envoyer aux actionnaires et investisseurs : « on ne badine pas avec nos marques » (voir, en particulier, le secteur du luxe).
Lors d’une présentation à « EDHEC Research Day » à Londres en juin 2011, vous vous interrogiez : sur les médias sociaux, les marques doivent-elles écouter leurs clients ou bien leurs juristes ?
Il est difficile de répondre de manière univoque à cette question, sinon nous aurions formulé une affirmation et non une question ! Nous pensons que la réponse dépend, là encore, de multiples facteurs : le secteur d’activités de l’entreprise, le type de clientèle, l’attitude générale des juristes face au risque : sont-ils plutôt prudents ou agressifs, la gravité des propos tenus à l’encontre de la marque, la notoriété du média social, le contexte, pour ne citer que ces facteurs. Qui plus est, il faut être clair sur ce que l’on entend par client : la clientèle d’une marque ne représente pas tous les consommateurs, ni même tous les internautes ! Quitte à être un peu simpliste, on avancera que plus l’entreprise sera proche de ses clients, moins il y aura nécessité à recourir aux juristes pour contrer ou réparer les comportements destructeurs de valeur de la part de ces mêmes clients. Le problème est différent si les propos négatifs proviennent d’internautes qui ne sont pas clients. Avant de recourir de manière judicieuse à ses juristes, l’entreprise doit d’abord connaitre ses clients. C’est alors, seulement, que les juristes pourront être des partenaires efficaces du marketing.
Vous insistez sur les risques d’effet Streisand suite aux recours juridiques. Cette menace est-elle réelle ? Est-ce si préjudiciable pour une marque de montrer qu’elle la défend ? La publication des décisions ne peut-elle pas avoir un effet préventif sur de futures volontés d’atteintes par des tiers ?
On parle beaucoup de l’effet Streisand… surtout quand on l’observe. Mais est-ce qu’à chaque fois qu’une entreprise cherche à protéger sa marque, son action fait tâche ? C’est l’une des questions qui nous a amenés à entreprendre cette étude. Ce que nous montrons, c’est que la réponse juridique ne peut être systématique, et qu’elle doit s’articuler avec une réponse marketing adéquate. Ce qui suppose d’avoir développé une grille des risques et une politique de gestion de marque adaptée, et aussi d’avoir une connaissance fine des mécanismes de réponse des réseaux sociaux… et de leurs utilisateurs. Nous espérons que notre étude de fond pourra contribuer à la compréhension de ces mécanismes… et espérons qu’il y en aura d’autres pour affiner nos conclusions !
* Un contentieux est en cours devant une juridiction de l’Etat de New-York : Merck KGaA v. Facebook Inc, No. 113215/2011
http://www.keepalert.com/fr/marque-reseaux-sociaux-cedric-manara-christophe-roquilly
Par Jean-François Poussard, le 01/02/2012, Keep alert
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